Transmettre, une vieille lune technique

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L’utilisation à outrance du terme transmettre en éducation est à rapprocher d’une réussite formidable de la technique : la transmission des « contenus ». L’une des plus belles réussites du développement du numérique est bien de rendre possible la transmission, sans erreur et instantanément, d’informations, de « contenus ». Les débats sur la transmission, comme base de l’enseignement, voire de l’éducation, ont à gagner à être interrogés à l’aune de cette évolution technique. Quelle différence y a-t-il entre les deux transmissions ? Dans l’esprit de certains de nos contemporains, il semble bien, qu’au moins de manière imaginaire, il n’y en ait aucune. En effet l’idée développée jadis par Shannon (et pourtant largement contestée… dans le domaine de l’humain) d’une linéarité de la transmission et cela sans « bruit » est-elle fondatrice d’un mythe de la réception parfaite. Autrement dit il suffit de transmettre, c’est le récepteur qui serait responsable de la mauvaise réception, si tant est que le modèle rigoureux de la transmission est bien mis en place (on sait ce que cela signifie dans la transmission d’informations numériques).
Le mythe tient avant tout à la transposition d’un modèle technique à l’humain. L’observation, tout au long de l’histoire, est pourtant suffisamment troublante pour ne pas s’arrêter un instant sur l’efficacité de la « transmission ». En effet si l’on observe l’effet en réception, force est de constater qu’une transmission de qualité garanti une réception améliorée. Cependant dans l’humain, est-ce suffisant ? La foule manipulée, les personnes sous influences, sont autant d’exemples, fondés historiquement pour penser que la transmission est directement efficace et sans transformation sur le récepteur. D’aucuns ont même été jusqu’à penser que moins le récepteur est « connaissant » plus il est « recevant ». D’autres, au contraire, ont pensé que le recevant est d’autant plus acceptant qu’il cherche à recevoir ce qu’il connait, et non pas autre chose… Autrement dit la transmission serait fondamentale et efficace pour les « masses ».
La pédagogie de « masse », celle qui s’est imposée au XIXè siècle avec la création systématique du modèle scolaire de la classe, a transposé cette analyse. La transmission serait alors la plus efficace. Ainsi le modèle industriel de l’éducation peut se déployer en s’appuyant sur l’idéologie transmissive. La remise en cause de ce modèle n’a jamais entièrement convaincu. De Piaget à Vygotsky ou Leontiev, par exemple, les travaux de recherche sur l’apprentissage ont tenté d’ouvrir des brèches. Sur un plan plus politique, les faits de « résistance » ont démontré que face au modèle massif de transmission, il y avait toujours une part irréductible de sujet, rendant toute idée de simple et pure transmission toujours imparfaite. Or c’est cet imparfait qui pose problème et qui n’efface pas le transmissif pur et dure. En effet, au coeur de chacun de nous, enseignants, formateurs, réside l’idée que la transmission est toujours un moindre mal. Elle rassure au moins celui qui transmet (il sait ce qu’il dit) et lui permet de contrôler ce qui est reçu (par les examens qu’il fait passer à ceux à qui il a transmis). A l’image des machines numériques, l’enseignant vérifie que la transmission s’est faite dans de bonnes conditions en évaluant la restitution de celle-ci. Mais cette approche s’avère vite limitée, dès lors que l’on aborde la réalité complexe. L’idée rationaliste (aussi bien pour les savoirs, que pour le fonctionnement du cerveau humain) et mécaniste de l’apprentissage suite à la transmission a vite montré ses limites. Outre que tous les élèves ne parviennent pas apprendre tout ce qu’on leur transmet, une grande majorité détourne ces apprentissages à d’autres fins que celles pour lesquelles ils ont été transmis (souvent par incompréhension). Si on veut bien admettre que comprendre c’est prendre avec soi, incorporer, s’approprier, on voit vite que l’échec du modèle de la transmission c’est qu’il s’arrête à l’idée de restitution mécanique, pour des raisons le plus souvent organisationnelles (plus rentables dans un modèle industriel d’enseignement).
Les éditeurs de manuels scolaires sont bien embêtés de cela. Eux qui sont les porteurs de cette transmission par les vecteurs qu’ils proposent aux enseignants. Ils ont d’ailleurs largement fait évoluer leurs livres depuis plus de trente années (au moins). Et pourtant ils sont actuellement à la recherche d’un second souffle. Parce que le monde numérique a inauguré de nouveaux rapports aux « contenus transmis », ils se trouvent pris dans une concurrence nouvelle. Certes ils bénéficient d’un modèle scolaire largement basé sur la transmission de masse, confortés par la vox populi. Ils ont encore des jours à vivre ainsi. Et pourtant ils sentent actuellement les évolutions qui émergent : le modèle transmissif ne suffit pas, il faut inventer d’autres modes de relation au savoir et à la connaissance. Evolution plus lente cependant que ne le laissent paraître certains zélateurs de nouvelles cultures jeunes ou de nouvelles technologies. Evolution pourtant dans la montée en puissance d’une nouvelle exigence des usagers (enseignants élèves, familles…). L’ère de la suspicion (contestation de plus en plus fréquente des vérités scientifiques et techniques comme le montre Bruno Latour dans Cogitamus – La découverte 2010) est aussi l’ère de la remise en cause du transmis. Certes face à cela il y a fort à parier que l’obscurantisme peut réapparaître d’un instant à l’autre. Mais il y a aussi à faire le pari de l’intelligence nouvelle, celle qui au delà du transmis cherche à développer le construit. Nombre de didactiques des disciplines scolaires s’y penchent : démarche d’investigation, démarche de problématisation, démarche d’exploration, démarche d’expérimentation… Certes les choses ne sont pas simples et ne s’appliquent pas mécaniquement, les enseignants débattent, réfléchissent, s’inquiètent.  La tentation du retour au transmissif pur est forte et émerge souvent des discussions. Mais le contexte donne quotidiennement des gages de la limite de cette approche quand elle est isolée.
Car loin de nier l’intérêt du transmissif, il est temps de le mettre à sa place. Le contexte a changé depuis dix années bientôt du fait du déploiement du numérique au delà des cercles d’initiés. Le passionné, le curieux, le critique ont accès désormais à la mise en question. C’est une bonne chose. Mais encore faudra-t-il développer davantage un modèle scolaire qui le prendra en compte. Il y a des prémisses dans les recommandations officielles. Dans les pratiques les choses vont, et c’est normal, plus lentement (interrogeons nous sur le peu de connaissance des thèmes de convergence par de nombreux enseignants de collège, ou encore par des lectures partielles voire partiales des contenus des enseignements d’exploration de seconde). Il faudra du temps pour le monde scolaire prenne enfin la pleine mesure de cette évolution. Au delà du bien fondé ou non de celle-ci, il est nécessaire de réfléchir à la manière de « vivre avec », car les jeunes, eux n’ont pas choisi d’être dans ce contexte, ils vivent avec…
A suivre et à débattre
BD

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