De nouvelles médiations à inventer dans un monde immédiat

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Alain Finkielkraut ou une pensée fissurée : De nouvelles médiations à inventer dans un monde immédiat
La lecture de l’interview d’Alain Finkielkraut dans le supplément éducation du journal le Monde de ce 13 avril est particulièrement intéressante par l’impression de « pensée fissurée » qu’il laisse. C’est la quasi permanence de la question du numérique dans la première moitié du propos et sa présence souterraine dans la deuxième qui est le premier argument. Le penseur est inquiet, une sorte de faille sismique est perceptible, elle s’appelle le numérique. La terre de Culture qu’il évoque comme soubassement de l’élite est en train de subir un séisme considérable, a tel point que même l’élite ne saurait plus quelle est cette Culture, ne la défendant même plus. Le livre, objet symbole, est au centre de l’argumentaire du philosophe comme lieu de silence, de lenteur, de fixité. Mais le livre est aussi en train de subir le séisme des nouvelles formes d’écrits et de lecture. Mais ce qu’il interroge fondamentalement, c’est l’immédiateté, mot qui doit être pris dans toute ses acceptions; en d’autres termes et de manière plus générale, la communication permanente, rendue possible par l’évolution technologique apporterait un trouble dans le rapport au monde que chacun construit. Ce trouble serait donc dans l’impossibilité faite à chacun de penser le monde qui nous entoure le discuter, le bavarder, de préférence, immédiatement avec d’autres. Jadis Pierre Bourdieu avait évoqué, dans un vif échange avec Jean Marie Cavada, un problème similaire à propos de son ouvrage « Télévisions ». Il y évoquait le fait que le débat avait remplacé l’exposé de la pensée dans les médias audiovisuels en particulier. Le déplacement d’Alain Finkielkraut sur le numérique à partir d’une question assez proche, montre que le problème pourrait être ailleurs. On peut s’interroger sur la forme de perception qu’à l’élite intellectuelle de la société qui les entoure et de ce qui est alors bon ou mauvais pour elle. On peut s’interroger sur la nature du problème posé, en se demandant si la question posée n’est pas un peu décalée par rapport au phénomène social actuel. Michel Serres, dans son propos récent à l’institut de France déclarait : « Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? J’en accuse les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour métier d’anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, comme moi, ce me semble, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils ne virent pas venir le contemporain. Si j’avais eu, en effet, à croquer le portrait des adultes, dont je suis, il eût été moins flatteur. » Il terminait en se rêvant d’avoir à construire le monde, à le faire, et non pas le re-faire. Ainsi le philosophe n’aurait pas pensé le contemporain. L’absence de propositions concrètes, contemporaines, d’Alain Finkielkraut est une belle illustration de ce dont s’accuse Michel Serres. L’incapacité de penser le contemporain est ici davantage la sensation d’une faille impensable qu’une réflexion constructive, comme si l’homme avait épuisé l’analyse, tournant en rond, sans y trouver de porte de sortie autre que par un rattachement à des objets symboliques et pourtant bien matériels, bien réels. Quant à l’école, bien tristement analysée dans ce texte, elle n’y retrouve aucun moyen de s’en sortir, le philosophe nous annonce en filigrane qu’il est trop tard. Le mot anachronisme utilisé à propos de l’école montre une autre fissure, celle du rapport au savoir et à sa transmission. Le seul élément d’analyse qui aurait pu permettre une autre ouverture concerne la question de la « techno-démocratie ». En poussant vraiment l’analyse, mais il ne le fait pas, le philosophe aurait pu mettre à jour un questionnement essentiel sur le fondement de nos sociétés contemporaines : en juxtaposant la question de la démocratie (principe de décision) et la question de la technique (principe d’action), il y avait matière à mettre en évidence la nécessité de faire une proposition pourtant sous jacente ailleurs dans ce propos : celle de la construction de l’intériorité (principe de réflexivité) dans le monde contemporain. Ce n’est pas le livre qui porte l’intériorité, mais l’humain. Pris lui-même dans la société du spectacle, le philosophe en oublie peut-être ce devoir de réflexivité, et c’est très dommage.
On peut imaginer que pour faire face à ce monde il soit nécessaire de repenser la place et la forme de l’école, autrement dit la ré-inventer ou plutôt comme nous y invite Michel Serres, à l’inventer. Il y a de nouvelles médiations à inventer dans un monde immédiat et la première est celle de l’école. Car ce qui est fatigué dans le système ce n’est pas le hussard noir, tâcheron du quotidien, toujours à la peine, mais toujours vaillant malgré ses rudes remarques. Ce qui est fatigué c’est la fonction de médiation. L’incroyable accroissement du nombre de médiateurs, coachs, accompagnateurs en tous genres (et aux sens plus incertains les uns que les autres) est paradoxalement un mauvais signe, un signe d’externalisation de l’acte d’inter-médiation. Certaines émissions de télévision illustrent magnifiquement cela en voulant donner aux parents des leçons d’autorité. Le recours systématique des gouvernants à des solutions externes, plus de police, plus d’école, à des problèmes de société qui touchent chacun montre bien cette incapacité à prendre en compte ce besoin.
Internet présente cette particularité à savoir qu’il a achevé le travail commencé par la télévision : plus besoin d’intermédiaire. Les jeunes ont saisi au bond cette opportunité et sont en train de construire de nouvelles formes de vivre ensemble. Pour l’instant l’apparition de ces nouvelles formes est peu évidente, les outils sont trop récents, les pratiques trop nouvelles. Les adultes qui sont au commande ont inventé un outil, mais ont oublié le mode d’emploi, ne l’ont même par imaginé. Car c’est un des éléments remarquable de l’évolution technique actuelle : on n’a pas besoin de mode d’emploi, pas besoin d’intermédiaire. Or l’école est le lieu de l’intermédiaire, et le livre, objet central, encore maintenant du monde scolaire, oblige l’intermédiaire, ne serait-ce que pour accéder au sens premier, au déchiffrage. On assiste à un fissurage progressif du monde scolaire, de la forme scolaire, avec ses usagers. La question de savoir s’il faut ou non Internet dans le monde scolaire est une fausse question, une question déjà dépassée car le numérique c’est du déjà là. Parce que l’école se définit sur le savoir à transmettre et sur l’idéologie égalitaire qui l’a fondée, elle  n’a pas vu que ces deux fondements s’évanouissent dans une société qui s’est donné des axes de développement bien différents. Les conflits avec le monde extérieur se multiplient comme l’a montré le dernier colloque de l’AFAE intitulé : « école et société entre tension et mutation ».
Le monde scolaire ne peut pas être analysé indépendamment de la société dans laquelle il évolue. Or le philosophe l’a oublié, semble-t-il. A moins qu’il ne pense qu’aujourd’hui l’école soit encore prescriptrice de tout ce qui advient ensuite. S’il regarde autour de lui, le philosophe verra que la fragilité humaine s’exprime trop souvent dès lors que l’attrait, l’intérêt immédiat est fort. Le clinquant, le brillant font encore de l’effet, même sur l’enseignant. Même si chacun s’en défend, nous ne résistons pas facilement devant l’étalage des opulentes vitrines de nos villes. Désormais ces vitrines ont franchi la porte de la maison, et les colporteurs se sont invités dans le salon ou dans la chambre à coucher. Ces mêmes colporteurs ont bien compris qu’il fallait tenir l’école à l’écart, mais pas trop, dès fois qu’elle ouvre grand les yeux, à regarder de trop près ce qui se passe (cf l’absence d’éducation à la société de consommation dans le système scolaire). Le philosophe qui ne veut voir que le livre dans l’école leur rend un bien plus grand service encore : il rend ignorant la jeunesse du monde numérique et ainsi vulnérable à l’instrument qui s’est développé en dehors.
Il est temps de réagir et de construire une véritable stratégie éducative pour permettre aux jeunes de grandir avec le numérique pour qu’ils puissent ensuite lui indiquer le chemin. Sinon, le joueur de flûte, en jouant sa petite musique, sortira les enfants de nos villes et les emmènera avec lui… ainsi il se vengera de notre incurie… peut-être…
A débattre
BD

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