Faut-il pousser ou tirer ?

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L’enseignement doit-il tirer les jeunes ou les pousser ? Et dans quelle direction ? C’est une des questions de fond que pose désormais l’accès pour tous aux informations et aux savoirs ainsi qu’à des médiations nouvelles induites par le développement des TIC dans la société. Si l’on reprend l’histoire du monde scolaire, mais plus généralement l’histoire de l’éducation, on a l’impression que les adultes veulent « tirer » les jeunes. Si éduquer signifie « conduire hors de » alors le sens est clair, il s’agit de tirer. Si il signifie élever, former, alors pousser est une option possible mais non explicitée. En recherchant différentes définitions du terme éducation on note cependant que la dominante qui consiste à « tirer le jeune vers… »
Parce que l’enfant est inéluctablement appelé à devenir un adulte, au moins physiquement et hors accident, celui-ci s’autorise alors à le « tirer » vers lui. Ce mouvement, cette force, s’exerce jusqu’au moment où l’adulte « autorise » le jeune à entrer dans son monde, du moins dans la tradition classique, traduite d’ailleurs dans la loi, de manière évolutive au cours du temps. Dès ce passage, le rapport égalitaire est instauré, puisque l’enfant est devenu adulte. Un certain nombre de rituels ont existé selon les sociétés pour marquer ce passage. Il semble que le développement des TIC, sous toutes leurs formes, mais plus particulièrement les plus récentes, ont accompagné, pour ne pas dire impulsé, la disparition de ces rituels. Passer de l’enfant à l’adulte s’est enrichi de la notion d’adolescence dont la force sociale n’a cessé de s’amplifier dans la société, ce que certains ont traduits en inventant les termes adulescent, adonaissant etc… Le terme adolescent est, dans le langage courant concurrencé par celui de jeune, plus global et moins lié à une dimension psychologique qui marque le changement dans le développement de l’enfant. L’emploi de l’expression « les jeunes », dans de nombreux discours, permet d’englober d’un même terme une population sans contour, et facilite donc les discours généralisant et peu approfondis. Justement, à propos des TIC, on utilise souvent l’expression « les jeunes et les TIC ». Si dans le vocabulaire spécialisé des sociologues de la jeunesse les termes sont à peu près clarifiés, cela est beaucoup moins le cas dans le grand public, or le passage des mots d’une sphère à l’autre se fait souvent sans beaucoup de précautions.
Entre la « jeunesse » et le monde adulte, il y aurait ainsi une sorte de concurrence. Les allusions à la lutte des générations voire à l’inversion générationnelle du fait des TIC confortent cette idée de concurrence. Celle-ci semble parfois aller jusqu’au symbolique « meurtre du père », ou en tout cas à des situations qualifiées de « conflictuelles » au sens le plus fort de ce terme. Ni tirer, ni pousser, donc, mais contenir, voire formater ? L’ambivalence du monde adulte repose sur l’imaginaire de l’enfance heureuse et sur le sentiment de puissance que confère le statut d’adulte. Les TIC, parce qu’elles ont permis d’effacer ou au moins d’estomper certaines frontières de l’âge, de la maturité, de l’apparence, en particulier derrière et devant les écrans (avatars, pseudos…) mettent en question les fondements même d’une éducation. Cette mise en question ne vaut pas disparition mais elle vaut par sa valeur constructive pour l’avenir.
Dans le monde du papier et de l’écrit, le contrôle est exercé par les adultes, d’abord parce qu’ils savent lire, puis parce qu’ils savent écrire et enfin parce qu’ils sont les responsables de l’édition et de la diffusion de l’écrit. L’arrivée du numérique dans l’organisation scolaire, par exemple, est illustrative des modifications en cours sur ce contrôle. Dans la relation parents/enfants, la gestion numérique des évaluations et autres informations sur la vie scolaire sont en train de modifier des équilibres que le papier manuscrit, voire imprimé avait instauré. Dans la relation enseignants/élèves, l’arrivée de sources d’informations directement accessibles sans le contrôle des adultes perturbe les équilibres (ce que Michel Serres montre très bien). En d’autres termes le mode « tirer », cher aux adultes se trouve progressivement limité dans sa pertinence, si les jeunes ont déjà été « tirer ailleurs » ce qu’on veut leur proposer. En d’autres termes, si tirer se limite aux contenus, c’est à dire si la seule mission des enseignants est d’apporter du contenu, de tirer les jeunes vers du contenu, disponible ailleurs et autrement (ce qui devient de plus en plus courant), alors on peut prédire facilement l’avènement de leur inutilité. Mais ceux qui ont expérimenté la substitution de la présence par la distance (de manière simplifiée souvent, par des cours en vidéo par exemple) se sont vite rendu compte qu’il ne suffisait pas de tirer, mais qu’il fallait aussi pousser. Autrement dit l’un ne s’oppose pas à l’autre, mais leur complémentarité peut désormais s’exercer sous de nouvelles formes. Lorsque je suis captivé par une conférence, comme lorsque je suis captivé par un site Internet et que je prolonge par des activités de recherche à partir de chacune de ces deux sources, alors je vis le tirer et le poussé simultanément. Ou plutôt le poussé devient un incontournable.
Mais de quel « pousser » parle-t-on ? C’est celui de l’autonomisation et pas celui de la dépendance ou celui du bulldozer. Le pousser de la dépendance, c’est celui qui consiste à amener le jeune à attendre l’incitation de l’adulte pour avancer. Fausse libération, car dès lors que le jeune n’est plus poussé, il ne fait plus rien. Le pousser du bulldozer c’est l’indigestion, le gavage. Ce type de pousser abouti non pas à la dépendance, mais à la saturation. Le pousser autonomisant, c’est celui qui permet aux jeunes de prendre en main petit à petit, les rênes de son apprentissage, de son développement. On pourrait penser que l’on n’a pas besoin des adultes dans ce cas de figure. Bien au contraire, les adultes sont alors un espace de confrontation indispensable. Comment devenir adulte si on ne se confronte pas à des adultes ? C’est bien ce que disent nombre de jeunes devant un enseignant qui veut être leur copain. Mais reste que définir ce que c’est qu’être adulte est une question difficile et très débattue. Aussi nous n’entrerons pas ici dans ce débat pour nous limiter et surtout accepter l’idée de « monde adulte », pris au sens d’autorisé socialement à piloter aussi bien soi même que de participer au pilotage collectif.
En conclusion, c’est le mot pilotage qui vient apporter le pivot de cette analyse. Devant des pages et des pages de contenus web, il faut savoir piloter son esprit, son cerveau. Devant cette multitude d’enseignants que les jeunes du primaire vont découvrir en 6è, il va falloir leur apprendre à piloter leur esprit. Certains vont très vite comprendre que se piloter dans cet univers, c’est surtout renoncer, au moins temporairement, à tout pilotage réel au profit d’une sage soumission. Du coté des adultes, et devant les évolutions en cours, il s’agit autant de tirer que de pousser les jeunes, mais à la condition de les « autoriser » à construire la capacité à piloter leur vie, même au sein des institutions désormais poreuses. Faudrait-il qu’à l’aliénation de l’ignorance succède l’aliénation par l’interdiction d’accéder à d’autres savoirs que ceux établis par ceux qui « tirent » (souvent au travers des programmes comme les querelles de 2008 l’ont bien montré) ? L’évolution numérique actuelle doit nous inviter à penser de nouvelles modèles qui, entre tirer et pousser, soient surtout capable de donner le droit de piloter….
A débattre
BD

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