Acronymes, mots et expression : faut-il remplacer TICE par NumériquE ?

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L’histoire récente du développement des technologies de l’information et de la communication en éducation permet d’observer des glissements de termes qui ne sont pas anodins. Si dans les années 70 les mots informatique et ordinateur se font une place majeure, au coté d’audiovisuel et télématique, des expressions comme Nouvelles Technologies vont aussi fleurir et s’affronter au travers des publications consacrées à l’éducation. On trouve par exemple, dès 1981 l’expression « les technologies de communication au service de l’éducation » (ouvrage du CNDP), expression qui sera vite mise de coté au profit de l’informatique éducative, informatique scolaire, voire informatique pour tous (IPT 1985). La prééminence des mots de l’informatique va petit à petit être combattue par des mots liés à des effets de modes comme multimédia, cd-rom. On trouve de même l’acronyme NTE, pour nouvelles technologies éducatives ou pour l’éducation. L’acronyme TIC va s’installer dans le paysage à partir du début des années 1990, supplantant progressivement tous les autres et perdant petit à petit, mais jamais complètement la lettre clé N, pour Nouvelles. L’ajout du E (éducation) et la fin du N (nouvelle) marquent la banalisation en lien avec deux phénomènes importants : la généralisation des équipements familiaux et la généralisation du Réseau Internet. Certains se sont même lancés dans l’utilisation de l’acronyme TUIC, pour désigner usuelle, utile ou usage selon les cas. Sachant qu’un nouvel acronyme, une nouvelle expression permet de porter une notoriété (commerciale ?) ou un paradigme (scientifique) selon les cas, il faut être attentif aux mots.
Convergence et intégration font actuellement émerger un terme qui n’est pas nouveau mais dont l’usage générique s’impose progressivement, le terme « numérique ». Désormais il est convenu d’utiliser ce terme en remplacement de tous les autres chaque fois que c’est possible. Chacun de nous, pris dans la tourmente des mots n’hésite pas à s’en emparer, consacrant ainsi ce fait social total dont la limite éducative, voire scolaire, est désormais bien illusoire. On va donc employer cette expression dans tous les cas où elle apparaîtra comme englobant comme « culture numérique », « ère du numérique », « société numérique »… Cette évolution est intéressante mais pose un problème dans le contexte de l’éducation. L’indifférenciation de ce terme risque d’en faire oublier les spécificités selon les contextes. Ainsi pourrait-on parler de Numérique en Education, Numérique en Communication, etc… et limiter l’utilisation isolée de ce mot aux analyses globalisantes.
On peut aussi rêver à l’usage des majuscules minuscules et autres arobase divers pour enrichir le mot et lui faire porter des significations multiples. Par exemple on pourrait écrire NumériquE pour tout ce qui à trait à l’éducation, NuMérique pour tout ce qui a trait aux médias, NUmérique pour ce qui concerne les usages etc…. Ne rêvons pas et analysons plutôt cette évolution et ses conséquences pour les acteurs de l’éducation. Le choix des mots n’est jamais neutre, tant ils emportent avec eux de l’histoire, de l’imaginaire, des convictions, voire des croyances. En l’occurrence, il nous faut examiner ce que le terme « numérique » recèle comme intention dans les différents contextes dans lesquels il est employé.
Parler de la société numérique (après la société de l’information – cf. PAGSI) c’est considérer l’ordre numérique comme sous-jacent à l’ensemble de l’organisation de la société. En d’autres termes c’est accepter son modèle universel en lieu et place de l’information, considéré précédemment comme central. On peut penser qu’il y a technicisation et déshumanisation dans ce passage. Constat ou choix, passer à l’expression société numérique, ou encore société du numérique, c’est reconnaître, comme allant de soi le fait de cette généralisation. C’est aussi accepter le passage de l’extra à l’infra. En d’autres termes, c’est parce qu’il est de moins en moins perceptible de manière sensible et de plus en plus de manière intelligible du fait de l’ergonomie des objets qui l’embarquent, qu’il passe au niveau infra.
Parler de culture numérique (certains mettent le mot culture au pluriel) c’est aussi choisir l’idée selon laquelle il y a un objet culturel spécifique et distinct des autres objets culturels. Les définitions du mot culture sont évidemment sous jacents à ces choix. Cependant le choix d’associer le terme culture au terme numérique c’est aussi entrer dans l’articulation entre l’humain et la technique et choisir de les penser en équilibre alors que parler de culture à l’ère du numérique est plutôt centré sur l’idée d’une domination de l’humain (culturel) sur le technique. L’articulation entre humain et technique est une des questions qui se posent de plus en plus (voir le livre de Thierry Hoquet Cyborg Philosophie, Penser contre les dualismes, seuil 2011), comme on peut le constater dans le cadre du mouvement transhumaniste cher à Ray Kurtzweil.
L’expression « ère du numérique » veut introduire la temporalité et l’historicité dans l’approche du numérique. Une ère désignant une période longue et cohérente d’un développement (primaire,.., quaternaire etc..) l’associer à numérique c’est penser la durabilité et la force de ce changement. Il s’agit aussi, par analogie, de désigner des périodes, l’écrit, le livre, le numérique, dont la force d’impact et de structuration sur notre vie en société est essentiel et irréversible. C’est aussi une manière de mettre en avant une technologie plus globale que les précédentes comme marquant le lien entre l’humain et le monde qui l’entoure. L’écrit papier (ou autre) est une technique qui a permis d’entrer dans la trace de la parole (trace de l’activité humaine). Le livre, ou plutôt l’imprimerie est une technique qui a permis la diffusion de l’activité humaine signifiée. Le numérique ouvre de nouvelles perspectives et englobe voir encadre l’activité humaine en permettant à chacun de disposer de la possibilité de trace et de diffusion.
Parler d’Ecole Numérique (cf. la revue éponyme) c’est prendre le risque d’une métaphore mécaniste qui pourrait réveiller des fantasmes de machine à enseigner ou de machine à apprendre. C’est aussi prendre parti pour désigner que une nouvelle domination, l’école ne se suffirait plus à elle-même. Au delà de ce rapprochement, le risque de ne plus parler que de numérique c’est accepter la domination d’une technique sur l’humain. Celle-ci imposerait à l’école ses manières de faire. On n’est pas loin de croire que c’est ce qui est derrière des expressions comme pédagogie numérique ou encore comme des déclarations selon lesquelles le numérique transformerait l’enseignement.
Enfin nominaliser un adjectif c’est faire passer un terme du statut d’adjuvant à celui de composant principal, voire exclusif. Il semble qu’à trop utiliser « le Numérique » on risque d’en perdre le sens du contexte dans lequel on le met en oeuvre. On pourra soutenir que « le numérique » n’existe pas « en soi » et qu’il convient donc de l’associer à d’autres mots pour lui donner du sens puis qu’il nous faut bien admettre la substantivisation désormais acquise de l’adjectif.
A suivre et à débattre
BD

2 Commentaires

2 pings

    • Marie-odile Morandi sur 14 avril 2013 à 06:39
    • Répondre

    Bonjour,
    Sincèrement il faut reconnaître que nos décideurs sont quand même très forts dans leurs créations et heureusement que notre alphabet n’a que 26 lettres. Certaines personnes adorent suivre ces évolutions, se montrant à l’affut de la nouveauté pour pouvoir la placer au bon moment et montrer qu’ils sont les bons élèves et suivent bien… effet bling bling ?
    L’informatique peut-elle ne pas être numérique ?
    Le numérique peut-il ne pas être informatique ?
    Techniques ou technologies ?
    Tout cela est fascinant et façonnant.
    Amicalement

    • Marie-Odile Morandi sur 19 avril 2013 à 18:58
    • Répondre

    Bonjour,
    A écouter ou regarder : Gérard Berry ici
    http://www.college-de-france.fr/site/gerard-berry/#|m=course|q=/site/gerard-berry/course-2012-2013.htm|
    Amicalement

  1. […] Acronymes, mots et expression : faut-il remplacer TICE par NumériquE […]

  2. […] J’en ai déjà parlé dans deux billets ici et là avec un 1er bilan de nos usages. Au fil des mois notre pratique s’est développée et diversifiée avec un outil devenu commun dans mes cours de français, d’histoire, de géographie et d’éducation civique. 24 tableaux d’épingles sont déjà constitués. Nos épingles sont souvent reprises par d’autres Pinterest. Voici trois types usages de Pinterest en classe: 1) En amont de mon cours Je crée régulièrement un tableau introductif avec des documents (images et/ou vidéos) qui permet à l’élève qui le souhaite de se renseigner sur le cours à venir. Dans la description de l’image, je pose parfois des questions auxquelles les élèves peuvent répondre: comme c’est en amont du cours, il s’agit d’amener l’élève à découvrir une thématique, à y réfléchir et à poser une hypothèse de réponse. Devauchelle : Remplacer TICE par NumériquE? […]

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