Ce que révèle une analyse historique du développement de l’informatique et du numérique

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En cette fin d’année 2020, on peut être tenté de faire un point sur ce qui est en question autour du numérique éducatif. L’irruption massive et contrainte de pratiques par l’ensemble des acteurs de l’éducation révèle deux apports contradictoires : d’une part, l’évidence de l’utilisation du numérique comme emplâtre sur la fracture de scolarité provoquée par les confinements, d’autre part, la saturation techno-informationnelle d’une partie de la population découvrant les bienfaits des rencontres physiques ordinaires. Rappelons ici une évidence : avant la mise en place des contraintes imposées par un virus omniprésent et invisible, notre manière de vivre semblait être la seule possible, la bonne. Mais nous oublions, dans cette analyse, que l’humain a construit et continue de construire ses propres contraintes comme l’urbanisation, l’industrialisation etc… qui imposent à chacun de nous des formes de vie que nous avons acceptées telles qu’elles sans même nous en rendre compte. Le « progrès », comme facilitant la vie quotidienne et améliorant la perception de notre vie d’humains, nous a fait oublier qu’il était précaire et surtout qu’il avait un potentiel d’intervention et de remédiation insoupçonné : ainsi en est-il du numérique pour une grande partie de la population. Pharmakon disait Bernard Stiegler !

Trois périodes de développement de 20 ans chacune peuvent être analysées comme porteuses d’une dimension chacune. De 1960 à 1980 c’est la technique informatique qui prévaut.De 1980 à 2000 c’est l’usage de l’informatique qui s’impose. De 2000 à 2020 ce sont les contenus, les informations, les données et leurs traitements qui prennent le dessus. En d’autres termes, l’évolution rapide que nous observons repose sur un effacement de la maîtrise technique pour laisser la place à ce qui aujourd’hui est devenu le plus problématique : l’information et sa circulation. Dans le même temps l’amélioration des interfaces utilisateur a permis à chacun d’accéder à ces fameux contenus sans avoir besoin de développer de compétences techniques ni même d’usage. Revenons dans un premier temps sur ces trois dimensions.

– À l’ère de la technique, il est impossible d’utiliser l’informatique sans en connaître les éléments constituants, matériels et logiciels. La programmation est alors le moyen de prouver que l’on maîtrise « l’objet ». Si l’on voit apparaître des utilisateurs, ce sont essentiellement des opérateurs de saisie, petites mains très encadrées, mais l’essentiel est entre les mains des informaticiens. C’est l’ère d’IBM, de Bull et autres acteurs de l’industrie en développement.
– À l’ère de l’usage, apparaît d’abord la bureautique accompagnée des progiciels, ces logiciels finalisés par des usages professionnels. La formation initiale qui avait préconisé l’apprentissage d’un langage informatique dans les premières années autour de 1980 est rapidement envahie par l’apprentissage des logiciels. Cette évolution est appuyée par la généralisation des ordinateurs individuels (personnels computers) qui renvoie à de nombreux individus la possibilité de produire des documents sans avoir à se soumettre à un serveur central qui guide pas à pas. De même la programmation informatique se renforce comme une affaire de professionnels du domaine, les logiciels devenant de plus en plus complexes et inaccessibles au grand public.
– À l’ère des contenus, des données et de l’information, la technique disparaît presque totalement au profit de l’usage social rendu possible. Si dans l’ère précédente c’est le monde du travail qui a été transformé, le début des années 2000 est marqué par l’irruption de la technique dans le grand public. Bien sûr, l’acceptabilité de celle-ci passe par deux portes : celle de la facilitation du quotidien et celle de la facilité d’utilisation. Le tactile triomphant qui marque ces dernières années est un symbole de cette facilité. Les réseaux sociaux numériques (échanges, partages, …) et leurs extensions (commerce en ligne, administration…) sont les marqueurs de la facilitation du quotidien.

Les conséquences de cette évolution peuvent être analysées au travers de la manière dont a été marqué le système scolaire au cours de ces années. Si les trois entrées co-existent encore aujourd’hui, il y a pourtant une concurrence sur ce qu’il convient de faire. Entre l’enseignement de l’informatique, la certification des compétences d’usage et l’éducation aux médias et à l’information il y a des tensions. Si le premier a obtenu un gain de cause récent (SNT, SNI, Capes) les deux autres restent des « éducations à », c’est-à-dire des annexes aux programmes et sont encore très marginalisés. Et pourtant, il y a une sorte d’inversion idéologique : il faudrait commencer par ce qui est le plus éloigné des pratiques les plus répandues au nom des fameux « fondamentaux ». Apprendre l’informatique et le code serait, par analogie avec l’apprendre à lire et à écrire, un préalable à toute utilisation, à toute construction de sens. Sauf que, contrairement à ce qui a été souvent présenté (cf.le socle de connaissances et de compétences), le langage informatique n’est pas un langage des humains, mais une traduction du langage des humains pour des machines que certains ont inventées. Ajoutons à cela que les fondamentaux, ce n’est pas forcément ce par quoi il faut commencer, mais bien plutôt ce qu’il faut garder durablement quand on a fini d’apprendre.
Le malheureux PIX, successeur du B2i est en train d’être mis au rancart comme son prédécesseur. Considéré comme pas sérieux (ce n’est pas de l’informatique a déclaré un jour une chercheuse de l’INRIA), le PIX est aussi en train de rater sa cible en restant un outil scolaire alors qu’il aurait dû devenir un objet social, adopté par le monde du travail, le monde scolaire et l’ensemble des acteurs de la société.
Quant à l’EMI, on croit rêver… Il y a tant eu d’écrits sur l’éducation à l’information ou aux médias depuis des dizaines d’années qu’on peut encore se demander s’il ne s’agit par d’un projet symbolique plutôt qu’une action réelle. Certes, le CLEMI peut se targuer d’agir dans ce sens, mais cela ne peut être valable que s’il y a un impact réel sur la société, et en particulier les jeunes. Les récentes affaires ayant mis en cause l’usage du web par des jeunes montrent bien qu’on est très très loin du compte. Avec la concurrence de l’EMC, en plus, la question des médias et de l’information reste marginale à l’école. Pourquoi ? Parce que adultes comme jeunes, nous ne comprenons pas bien comment tout cela fonctionne. Aussi la montée progressive des théories du complot et autres croyances non étayées, ainsi que la multiplication des propos infamants et diffamants sur le web confirment l’absence d’effet réel de cette « éducation aux » par l’école et plus généralement le système scolaire.

Arrivé à ce point de notre analyse, force est de constater que le monde scolaire et le monde universitaire n’ont pas réussi à développer une vision et une stratégie face au développement rapide des technologies d’information et de communication. Le retour en grâce de l’enseignement du code et de l’informatique après de nombreuses années de purgatoire ne serait intéressant que si elle n’excluait pas la plupart du temps les deux autres domaines indispensables à une culture qui prendrait la mesure systémique de l’informatique devenue numérique. Les tenants de cette approche ne sont pourtant pas ignorants de cette complexité, mais ils défendent d’autres territoires et sont aussi soumis à des dimensions idéologiques qu’il conviendrait d’interroger plus avant. La montée en puissance de certains discours d’opposition à l’informatique et au numérique sont des indicateurs d’une réelle fragilité de la « logique technicienne », celle mise en évidence il y a de nombreuses années par Jacques Ellul. Le triomphe de la pensée des scientifiques (cf. les conseils éponymes qui se sont multipliés auprès des gouvernants) relayés par la mise en oeuvre technicienne, appuyés par des logiques industrielles et commerciales, tout cela concourt à la mise à l’écart de l’humain dans toute cette réflexion. Or c’est bien lui qui s’est emparé de ces moyens pour en faire une « arme » de vie en société. Il ne se soucie pas de la technique, tant que celle-ci sert ses desseins…. mais s’il vient à sentir un péril de ces développements, alors le retour des mouvements du type luddites ou canuts pourrait bien refaire surface….

A suivre et à débattre

BD

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