Le retour des grandes peurs, un effet du 3ème millénaire numérique

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Tous les éducateurs, enseignants et autres responsables éducatifs devront, si ce n’est déjà fait, faire face à des questionnements à propos du développement du numérique dans le monde scolaire et plus largement dans la société. Dans les années à venir et depuis quelques temps, ces interrogations sont posées dans l’espace public, parfois de façon dispersée, mais aussi parfois avec une certaine violence. Il nous est arrivé parfois d’être presque « agressés » par certains ou certaines personnes qui veulent faire valoir leur point de vue, en particulier dans l’opposition au numérique en général et plus largement au progrès technique. Malheureusement, ces personnes servent d’autant plus mal leurs causes qu’elles poussent souvent au paroxysme les attaques et les arguments qui sont parfois empreints de complotisme, de fausses informations, mélangés avec des questionnements pourtant à travailler. C’est la dérive du passage du principe de précaution à la « grande peur millénariste ».

A l’orée de cette année 2023, le monde numérique continue de se déployer et de progresser dans nos sociétés. Atout majeur d’une compétition planétaire, pour le meilleur comme pour le pire, l’informatique désormais socialisée (fait social total) est tantôt présentée comme la « solution » (solutionnisme technologique), tantôt comme la « catastrophe » à venir (le désastre numérique). Ces discours contrastés méritent d’être analysés et critiqués. Faut-il éduquer nos enfants à ce monde numérique ou leur apprendre la résistance, voire l’abstinence ? La plupart des évolutions techniques génèrent ce genre de polémique et chacun de nous a bien du mal à faire la part des choses.
Le principe de précaution est désormais entré dans l’inconscient collectif, mais de manière contrastée. En effet, si, d’une part, nous sommes prompts à engager cet argument dans nos débats, nous sommes aussi prompts à ignorer voire à dénier l’objet même sur lequel on argumentait précédemment du principe de précaution. Pour le dire autrement, nous exprimons nos craintes sur diverses évolutions en cours, mais nous continuons de vivre sans changer nos comportements vis-à-vis de ces évolutions. Le monde numérique n’échappe pas à cela, comme en témoignent les questions posées à propos de l’impact environnemental de nos utilisations quotidiennes. On peut mesurer l’actualité de ces questions en consultant, entre autres, le site de l’ARCEP (https://www.arcep.fr/nos-sujets/numerique-et-environnement.html) qui propose des documents intéressants pour nous éclairer au moins sur la question environnementale. Le principe de précaution, c’est d’abord se tenir informé de manière suffisamment variée pour tenter de mieux comprendre, plutôt que d’asséner des opinions avant même d’avoir analysé les questions que l’on pose.
Le monde éducatif, comme l’ensemble de la société est face à ces questions que nous proposons de présenter, en guise de mise en bouche pour des débats à venir. Cette liste n’est pas hiérarchique ni exhaustive. Parfois certaines entrées sont proches les unes des autres, parfois elles sont même antagonistes.

1 – Trop d’écrans ? Que penser de 3 – 6 – 9 – 12 ?
Lorsque l’Académie des sciences a permis en 2013 la publication d’un document sur la consommation d’écrans, elle a été rapidement relayée suite aux propos de Serge Tisseron transformés en association. Ces propos tentent de cadrer les usages des écrans selon l’âge et donc la supposée capacité des humains jeunes à faire face. On comprend aisément que cette proposition vise à faire face à une problématique plus large qui concerne l’évolution de la parentalité et donc des actions éducatives intra-familiales

2 – Quels écrans ? Vidéos, Réseaux Sociaux, etc…
La plupart des études et enquêtes abordent les « z’écrans » de manière très partielle et avec des méthodologies critiquables. Ce qui est le moins étudié, parce que le plus difficile à faire, c’est le contenu des écrans et leur usage. Parfois fait de manière un peu superficielle, cette question des utilisations réelles mérite d’être approfondie. Il y a de grandes différences entre lire un article de presse, regarder des vidéos à la chaîne, échanger des messages avec des proches etc… Pour parvenir à y voir clair, il faut pouvoir utiliser des données de traçage précises, et encore parfois faut-il y ajouter une observation directe. Fustiger les écrans sans préciser ce qui en est fait est un problème de fond qui interroge sur les intentions de ceux qui mènent ces enquêtes (comme celle récente qui mettait de côté les smartphones…). D’autant plus que tous les écrans et leur utilisation ne relèvent pas des mêmes implications cognitives.

3 – L’expression de soi et des autres en ligne : extimité ?
On est impressionné de voir à quel point les humains ont besoin d’interagir et aussi souvent de se montrer pour exister. Entre la mégalomanie et l’exhibition, il y a de la place pour des comportements acceptables socialement. Toutefois, on peut s’interroger sur ce que nous mettons en ligne et sur l’intention que nous avons en le faisant. S’il faut aussi prendre en compte les cercles de diffusion de ces messages en lien avec les algorithmes des services en ligne, il est toujours étonnant de voir des personnes mettre en ligne des contenus plus ou moins personnels. Le terme extimité (issu principalement de la psychanalyse) est celui qui représente le mieux cette attitude. Souvent reprochée aux jeunes par les adultes, l’expression de sa vie privée n’est pas qu’une affaire de jeunes mais plus largement celle d’une population. Quelles sont les conséquences de cette extimité pour soi et pour les autres ? L’inquiétude concernant ces comportements a été vive à certaines époques, mais sa généralisation est le signe d’une banalisation qui doit être interrogée.

4 – La parole en ligne : quelle valeur, quelle force ?
Le web permet à chacun de s’exprimer. Cette possibilité est très récente, car le contrôle de la parole publique a été très largement limité avant l’avènement d’Internet. Le droit à la parole est encadré par des lois qui en définissent les limites. L’avènement du web et le relatif anonymat qu’il semble permettre a amené certaines personnes à s’autoriser toutes sortes de propos. Tous les propos sont « à égalité » sur le web. Cependant, certains pays ont choisi de limiter et d’encadrer les prises de parole. C’est ce comportement de certaines autorités qui renvoie au fait que de nombreux dérapages ont lieu dans divers espaces d’expression et en particulier dans les réseaux sociaux numériques. Autour de cette parole « libre », des peurs s’expriment et les éducateurs de toutes sortes sont appelés à y faire face.

5 – La « cyber violence », le cyberharcèlement et autres : une autre parole
Très médiatisée, la cyberviolence incarnée souvent à l’école par les différentes formes de harcèlement fait partie des craintes qui s’expriment de plus en plus fréquemment. Les possibilités offertes par le web semblent servir de chambre d’écho à des pratiques de paroles violentes, de menaces et autres formes de chantage qui s’exercent dans des relations entre des personnes. Le relatif anonymat qui semble possible, mais aussi le fait qu’un effet de meute peut amener les individus à ne pas reconnaître leurs responsabilités sont des moteurs importants de ces comportements. Les relations humaines semblent de plus en plus souvent dépasser les limites d’échanges et de débats tenus dans un climat serein pour glisser vers le conflit ou l’affrontement.

6 – Les ondes, wifi, 4G, 5G.
La difficulté des travaux de recherche sur la nocivité des ondes de toute nature trouve sa traduction dans les controverses qui y sont associées. Les études longitudinales semblent indiquer une très faible nocivité prouvée en regard de ce que certains affirment. Mais, comme pour de nombreux domaines de recherche, la vérité définitive n’existe pas. Seul peut être énoncé « en l’état actuel des connaissances », ce qui évidemment fait le lit d’une approche de la précaution très négative qui énonce, « si l’on ne sait pas à l’avenir, alors il ne faut pas faire aujourd’hui ! ». Dans ce domaine des ondes, il y a d’autres éléments à prendre en compte : les ondes issues du cosmos, les autres ondes issues des activités humaines etc… La complexité de l’analyse impose donc une grande modestie.

7 – La question de la sobriété numérique
Apparue au début des années 2020 dans la sphère médiatique, mais en réalité bien plus ancienne, la sobriété numérique s’est imposée dans l’espace public. Alors que les termes « modération » ou « tempérance » auraient pu être plus précis et adaptés, on a préféré le terme sobriété qui s’est appliqué à de nombreux domaines. Même si l’histoire de ce terme est compliquée, ce qui nous intéresse ici c’est le double langage qu’il permet : on utilise, mais on fait attention. En quelque sorte, c’est une bonne conscience appliquée au principe de précaution. C’est toute l’ambivalence de nos attitudes humaines qui est présente dans ce terme. Plus encore c’est aussi un simple effet de langage et de mode, ce que l’on appelle les « éléments de langage » qu’il convient d’employer en société…

8 – Effet environnemental de la consommation des moyens numériques et informatiques
La question de l’effet environnementale de la vie humaine devrait pourtant se poser autrement que dans la division entre l’humain et la nature, car l’humain est un élément de la nature, mais avec cette particularité qu’il est en situation de domination par rapport à toutes les autres formes de vie sur terre. Il convient dès lors de chercher à savoir dans quelle mesure une « invention technique » transforme l’ensemble du monde naturel et bien sûr l’humain lui-même. L’informatique et les moyens numériques s’inscrivent dans la continuité de ces questions de cette relation difficile. La rapide généralisation de l’informatique et la massification numérique ont apporté des transformations multiples. L’étude de l’impact de ces transformations ne peut se limiter à la fameuse empreinte carbone qui n’en est qu’une partie. Si nous considérons que nous ne sommes qu’un élément de l’environnement, alors il faut aussi prendre en compte les effets sociaux, économiques, psychologiques…. (voir annexe)

9 – Déshumanisation par remplacement par des robots
Depuis « les temps modernes » de charlot jusqu’aux robots humanoïdes qui nous sont proposés actuellement, il y a une idée fondamentale qui est celle du « remplacement » de l’humain par la machine. Certains ont déjà prédit cela pour les tâches physiques répétitives, désormais c’est aussi le cas pour les tâches plus intellectuelles. Ce qui est sous-jacent à ces évolutions, c’est une forme de déshumanisation, c’est-à-dire que la relation à la machine pourrait être première par rapport à la relation entre humains. Cette peur n’est certes pas nouvelle, mais elle va tendre à s’amplifier avec l’évolution des savoirs techniques dans ce domaine. La robotique peut aussi bien se concevoir au service de l’humain que contre lui. Le test de Turing fait, en cette fin d’année 2022 l’objet d’attention renouvelée du fait de l’apparition d’automates conversationnels de plus en plus puissants. Ai-je affaire à un humain ou non ? Nombre d’activités sont interrogées par ces évolutions liées à l’automatisation et la robotisation des activités.

10 – Déploiement de l’Intelligence artificielle.
Le retour de l’intelligence artificielle dans l’espace publi et médiatique s’accompagne des mêmes débats que plus largement les technologies. Cependant, la particularité est cette « boîte noire » symbolisée en particulier par le deep learning. Le déplacement vient du fait que l’algorithme de ce deep learning génère une forme de raisonnement (et de comportement) non prévisible par le programmeur. C’est ce qui accentue le côté magique mais aussi les craintes qui s’expriment. Tâches complexes comme la traduction, la reconnaissance optique, etc… viennent s’ajouter à la panoplie portée par l’Intelligence Artificielle et enrichir l’imaginaire machinique des humains : je ne comprends pas la machine, elle me fait peur.

11 – Productivité humaine et pénibilité numérique
Le progrès technique s’est accompagné, du fait en particulier de l’industrialisation, d’une augmentation de la productivité humaine en permettant d’alléger l’humain de certaines tâches en les remplaçant par des machines. Ainsi, la pénibilité de certains métiers s’est trouvé transformée grâce ou à cause de l’évolution des techniques. D’une part, certaines tâches pénibles ont pu disparaître ou s’amoindrir, et, d’autre part, certaines tâches fondées sur les moyens numériques ont révélé de nouvelles pénibilités : travail devant des ordinateurs, accélération des processus et des tâches, etc… On a pu parler des problèmes visuels, mais aussi musculaires, attentionnels, etc…. qui sont autant de perturbateurs des activités traditionnelles de l’humain. L’utilisation intensive des moyens numériques touche aussi bien la sphère professionnelle que la sphère privée et sociale. Transformations multiples aux conséquences parfois imprévues, comme ce que l’on a commencé à entrevoir lors de la crise sanitaire.

12 – Tracking et surveillance des personnes
La crainte d’être surveillé n’est pas non plus nouvelle, les archives de certains services secrets en sont la preuve avant même que la NSA américaine ne soit mise en question. La Commission Informatique et Liberté (CNIL) a, dès 1978 été créée pour justement envisager la relation entre les humains et les technologies de l’information et de la communication. La loi de 1978 dans son article premier exprime ainsi l’objet : « L’informatique doit être au service de chaque citoyen. Son développement doit s’opérer dans le cadre de la coopération internationale. Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques.  » Depuis cette loi a été modifiée enrichie, encore récemment en lien avec le RGPD européen et il est probable que des réajustements auront lieu en fonction des jurisprudences qui seront effectuée. Ainsi en est-il de la vidéo-surveillance qui est souvent contestée mais qui semble être largement utilisée dans certains pays. Plus finement, la surveillance invisible, par des moyens informatiques se généralise pourtant (cookies et autres logiciels de traçage) et la peur de cette nouvelle forme de surveillance ne peut être négligée.

En forme de conclusion
On pourrait, à l’issue d’une telle liste, mettre en place un mouvement anti numérique. De telles initiatives existent déjà, mais on le constate, elles sont souvent marginales. Leur rôle est d’abord celui d’alerter face à un monde qui s’est totalement numérisé au cours des cinquante dernières années, qu’on soit d’accord ou pas, c’est un fait. La dynamique enclenchée au cours des années 1960 reste toujours très puissante. Les discours politiques sur la place du numérique dans les années à venir ne laissent actuellement aucun doute : oui on parle de sobriété, mais on continue… à développer le numérique dans toutes les directions.
L’éducation a bien sûr un rôle à jouer ici. Il faut reprendre les travaux de recherche qui vont de Leroi-Gourhan à Gilbert Simondon, de Jacques Ellul à Bruno Latour, d’Hartmut Rosa à Dominique Boullier, qui sont, entre autres, parmi ceux qui ont su mettre des mots sur ces évolutions. Toutefois au quotidien, les enseignants, les éducateurs et les adultes ont d’abord à commencer par analyser leurs propres « manière de faire » avant d’aller vers une analyse sérieuse de ce qui est en train de se passer et surtout avant de travailler ces points avec les jeunes qui construisent demain. L’observation des conduites sociales au sortir des grandes périodes de confinement est suffisamment révélatrice de nos ambivalences…

A suivre et à débattre,

BD

En annexe, nous vous proposons cette réflexion sur les bilans carbones, comme exemple d’un questionnement qui révèle notre ambivalence et nos limites humaines :
« Les intérêts et les limites d’un Bilan Carbone® Patrimoine et Services pour une Ville : Le cas de la Ville de Troyes » (Mémoire présenté 2011 par Laura DUREUIL Pour l’obtention du Master II Conseil en Management, Organisation et Stratégie Mention Organisation et Stratégie) : « Des enquêtes d’opinion menées par l’ADEME et par l’institut de sondage IPSOS ont montré que les français ont conscience des enjeux du phénomène, que leurs connaissances en matière d’économies d’énergie augmentent, mais que le sujet reste très contrasté, que les préoccupations en faveur de l’environnement diminuent même si leur niveau reste encourageant, et que la communication a des effets néfastes sur les opinions et donc sur les comportements de la population. » (p.52).

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