C’est la faute de l’usager !!! Inverser la preuve

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La lecture des textes de recommandations quant à l’utilisation d’Internet et du numérique, issus de nombreuses instances de toutes origines pose problème. Alors que l’on nous indique qu’il y a des risques liés aux pratiques marchandes, à la publicité, au commerce etc… on suggère des attitudes, des comportements, on propose même des lois pour limiter les usages et influer sur les comportements des usagers. Quelques exemples le confirment comme cet avis du printemps de 2021 produit par la Haute Autorité de Santé Publique (https://www.hcsp.fr/Explore.cgi/Telecharger?NomFichier=hcspa20210308_usaexcdelexpdesenfetdesjeuauxcra.pdf) intitulé : « Effets de l’exposition des enfants et des jeunes aux écrans (seconde partie) : de l’usage excessif à la dépendance ». On peut multiplier les exemples qui montrent que plutôt que d’agir en amont, on préfère essayer de réguler en aval. Certes ce n’est pas toujours complètement le cas, mais trop souvent, plutôt que de remettre en cause les fondements mêmes de la manière dont Internet et plus largement le progrès technique se développe dans un environnement économique et de financiarisation, ces instances publiques et autres think tank de toutes obédiences renvoient aux usagers la régulation des comportements pourtant largement induits par le système lui-même. Il semble plus simple de résoudre les problèmes en aval, quand on les a constatés et que cela pose problème qu’en amont, ce qui freinerait le déploiement de solutions, des produits, par ce qui serait en quelque sorte un principe de précaution. Mais ici, c’est plus grave, car ce n’est pas la précaution qui est convoquée, mais plutôt une vision du développement d’une société : faut-il laisser la financiarisation, le marché, guider les usages ?

Si l’on élargit ce questionnement au système scolaire, on observe de la même manière que c’est d’abord aux usagers de « s’adapter » au système. Certes, la bonne conscience des décideurs amène le système à s’ouvrir aux usagers et en particulier aux familles, par contre, en aucune manière le système scolaire, la forme scolaire n’est remise en cause comme non adaptée. On peut lire dans un texte de l’OCDE ce passage « une plus grande implication parentale dans l’éducation « incite à des attitudes plus positives à l’égard de l’école, améliore les habitudes de travail à la maison, réduit l’absentéisme et le décrochage, et a un effet positif sur les résultats scolaires » (cité dans le rapport Corre de 2014, p.41). On rejoint ici un questionnement ancien sur la capacité des familles à éduquer, enseigner leurs enfants. Cette vision, dont nous avons eu l’occasion de parler à propos de textes sur le numérique (cyberharcèlement, contrôle parental numérique) qui tendent à s’appuyer sur l’incapacité familiale et donc de se substituer à elles face aux technologies, semble tenir de l’allant de soi, mais doit être mise en cause. Est-ce de la faute des familles si elles ne parviennent pas à s’adapter au monde qui les entoure. Ce monde peut-il se remettre en cause et ainsi offrir d’autres possibilités. Ce sont les situations de crise extrême qui sont souvent révélatrices de ce problème. L’exemple le plus important est actuellement celui de la crise climatique. En effet, nous avons construit depuis le XIXe siècle (mais aussi auparavant) un modèle de développement de notre société basée sur « l’énergie ». Or les problèmes que l’on voit apparaître sur le plan climatique imposent de réinterroger l’organisation et le fonctionnement de nos sociétés. Si l’on regarde ce qui s’est passé au XXè siècle pour ce qui concerne les déplacements humains, on ne peut que constater l’émergence continue des moyens individuels (voiture, camions) au détriments des moyens collectifs (trains, tram et autres…). Ainsi, chacun de nous a dû s’adapter alors que des milliers de lignes de train ou de tram ont été supprimées. Le retour à ces moyens collectifs depuis le début des années 2000 montre bien que des évolutions sont possibles, à condition que ce soit autant, si ce n’est plus, le système qui se transforme que les humains qu’ils sont censés servir.

Après les routes, le rail, sont arrivés Internet et le web. Circulation de l’information après la circulation des marchandises et des humains ! Dans le même temps, on a pu voir un modèle économique de vie en société qui s’est imposé aussi bien dans les pays démocratiques que dans les pays autocratiques. Ce sont les mêmes logiques internes avec des habillages différents. Cette logique interne est celle d’un développement continu (la croissance) dont les fruits sont présentés comme partagés par tous (élévation du niveau de vie) mais qui sont en réalité basés sur la normalisation des inégalités entre humains. Pour maintenir ce système, les pouvoirs ont besoin de maintenir les peuples dans l’ignorance (dépendance ?). Ce qui a changé entre le XVIIIe siècle et le XXIe siècle, c’est la nature de l’ignorance et les moyens pour la contenir. Le mythe de l’égalité pour tous, portée dans la révolution française avec la construction de l’école moderne, est réactualisé au XXIè siècle en s’appuyant sur de nouveaux moyens dont le principal est « l’accès à l’information et à la connaissance ». Le système scolaire en est le principal bras armé. Quand on déclare qu’un enfant est inadapté à l’école, ne faut-il pas se demander si ce n’est pas l’école qui n’est pas adaptée aux enfants…

La lutte contre l’ignorance s’est traduite par la fabrication de l’école obligatoire pour tous. L’ignorance initiale est celle de la lecture. La montée en puissance des écrits tout au long des siècles passés a créé ainsi un fossé entre ceux qui les maîtrisaient et les autres. Le premier niveau de maîtrise est bien sûr la lecture. Il s’agit alors de passer d’une culture fondée sur l’oral à une culture pilotée par l’écrit. Le développement des moyens techniques audio et visuels, accéléré par la numérisation qui a fait converger les techniques, associant aussi bien l’écrit que l’image et le son, marque la fin du XXè siècle et surtout le début du XXIè. Le déploiement des techniques numériques a été très rapide et concerne toutes les sphères de la vie en société. Le mythe fondateur de l’Internet, porté par nombre d’entre nous autour de l’idée de l’accès direct, sans intermédiaire contraint et contraignant, a pu laisser penser à l’idée d’une nouvelle forme d’égalité. De nouveau, l’ignorance est redevenue une question vive, mais pas encore complètement ou suffisamment expliquée. Elle s’observe aussi bien dans les contenus produits que dans les usages divers qui y sont associés. Les dérives des réseaux sociaux numériques en témoignent autant que le fait qu’ils soient devenus portes d’entrée des usages. Comme si, communiquer, échanger, partager, avec ces moyens, en permanence était un besoin fondamental (Maslow), alors qu’en réalité ce besoin fondamental existe indépendamment des techniques que l’on utilise pour l’assouvir, le satisfaire.

Les concepteurs de tous ces produits, matériel, logiciel, plateforme, fournisseur d’accès etc… s’empressent de se sortir de leur responsabilité des conséquences des usages. La régulation politique tentée par certaines instances (Europe, CNIL, etc….), est, certes, intéressante, mais elle semble bien faible en regard des logiques économiques et financières, voir politique, sous-jacentes. Les démocrates y verront la marque du peuple, les autocrates y verront le moyen d’imposer leur voix, en s’appuyant toujours sur la puissance financière. La responsabilité de l’usage ne peut être envisagée sans prendre en compte le contexte et les moyens de ces usages. Mais ce sont surtout les intentions qu’il faut confronter. En effet, l’intention des firmes qui conçoivent et mettre en œuvre ces outils s’incruste au cœur même des fonctionnalités et fonctionnements de ces outils à forte affordance. L’intention des usagers est le plus souvent guidée (les choix limités, les enjeux de persuasion, les intérêts économiques liés à la publicité par exemple). On observe que la marge de manœuvre des usagers (chère à Michel de Certeau) est, certes, réelle, mais à quelles conditions? Car pour vraiment s’affranchir des logiques internes de ces outils, il faut en avoir suffisamment conscience et connaissance pour pouvoir s’en détacher. Comme pour l’accès au savoir par la lecture destiné à libérer du joug de ceux qui lisent, l’accès à l’informatique, à Internet, au web etc… est de plus en plus contraint. Mais pour ce qui est de la responsabilité d’usage, la tendance est à renvoyer l’acteur de terrain à des choix qu’en réalité il ne peut que difficilement faire, tant la pression est forte. Alors, inversons les responsabilités : l’humain usager, aussi faible soit-il, ne doit pas être mis en situation de soumission au profit de l’humain concepteur. C’est à ce dernier que revient la responsabilité principale, ainsi qu’aux complices qui facilitent le déploiement des produits…

A suivre et à débattre
BD

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