Monde, codes et grammaire, avec le numérique

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Dans son ouvrage, récemment réédité, « Image et Pédagogie » (éditions des archives contemporaines, Paris 2012) Geneviève Jacquinot décrypte les films pédagogiques et nous invite à en comprendre le « fonctionnement », c’est à dire les modalités, les codes, la grammaire en quelques sortes. A la différence du cinéma ou de la télévision, le numérique a introduit dans le monde scolaire outre des représentations du monde extérieur (les images par exemples), mais les objets et aussi quelques pratiques. S’il y a une différence fondamentale entre ces deux époques c’est bien celle-ci qui est que le film et la télévision ont pu être tenus à distance de l’école car ils étaient, comme les enseignements à l’école eux-mêmes, une représentation du monde extérieur. On peut donc dire qu’il y avait une sorte de redondance qui rendait peut important l’introduction du film ou de la télévision dans le monde scolaire. On peut croire à ce que dit l’enseignant comme on peut croire à ce qui est à l’écran… ce sont deux représentations du même monde. Si le film pédagogique tente de faire le lien il est, le plus souvent, un autre enseignant représenté.
L’arrivée du numérique dans la société, via les ordinateurs en premier lieu, puis le multimédia par la convergence audiovisuelle et enfin Internet par la convergence télématique, ces trois étapes essentielles apportent au monde scolaire un autre questionnement beaucoup plus redoutable que ne l’était le cinéma ou la télévision. L’écran reste l’écran, que ce soit le tableau blanc les représentations iconiques des grandes images ou cartes suspendues au mur et le vidéo projecteur. Mais dès lors que l’élève utilise lui-même les objets techniques venu du monde extérieur, dotés des mêmes attributs que ceux dont il dispose dans ce monde extérieur, alors c’est une question partiellement nouvelle qui se pose. Tant qu’il s’agit de lire, voir, entendre, on assiste à la re-présentation du réel au travers de l’écran, individuel (ordinateur personnel, tablette, smartphone) ou collectif (image projetée). Mais dès lors que le même instrument permet des pratiques venues du monde social avec ses normes (productions, interactions) alors le changement est radical. Le monde extérieur n’est potentiellement plus seulement représenté, il peut être joué, en simulacre ou en réel. En simulacre on peut le constater avec les jeux sérieux (serious game) ou les simulations interactives. En réel, on peut l’observer avec les pratiques scolaires d’échanges par mail, de production de contenus, d’utilisation des réseaux sociaux dans les pratiques pédagogiques.
Ce qui est donc le plus inquiétant pour le monde académique ce n’est pas seulement la re-présentation, mais bien la présence (présentation) des objets extérieurs, sans transformation au coeur de l’espace pédagogique. On avait très tôt repéré que l’ordinateur est un objet envahissant dans l’espace de la classe. Il gène l’agencement traditionnel du lieu, il prend de la place et dans les modalités d’action, il est un autre médiateur entre celui qui apprend et les objets d’apprentissages. On pourra pourtant considérer que le livre et la photocopie sont aussi des médiateurs. Il faut le reconnaître l’arrivée du livre dans le monde de l’apprentissage a fortement questionné. Mais la maîtrise de ces médiateurs, aux mains des enseignants et de leurs alliés objectifs les éditeurs scolaires, appuyés par les corps d’inspection et le pouvoir politique, a permis de contenir la concurrence et surtout de l’affaiblir par tout un ensemble de codes propres aux livres scolaires que l’on peut découvrir aussi bien dans « le tour de France de deux enfants » de G Bruno (à l’image du film pédagogique, on a là un récit pédagogique) que dans les derniers ouvrages scolaires faits d’assemblages de documents sources autour de « résumés de référence » et de  » questions ciblées », dans les deux cas l’intention didactique se fait alliée du « maître ».
L’observation, à l’envers c’est à dire du fond de la classe, des comportements d’élèves montre que, malgré ce contrôle technique, une partie échappe aux enseignants. Feuilletage du livre de classe, dessins sur les pages du cahier quand ce n’est pas feuille de morpion discrètement cachée sous le livre, graffitis sur ou sous les tables ont désormais cédé la place aux SMS, et autres échanges numériques. Masi ce n’est pas le contrôle qui est en jeu uniquement, c’est l’impression de contrôle. Devant un auditoire peuplé d’autant d’écrans que de têtes (les écrans faisant face aux têtes, comme la personne de l’enseignant, la rivalité est impressionnante. Nous assistons à l’émergence rapide d’une remise en cause d’un état traditionnel de fonctionnement par le fait que le « monde extérieur » c’est invité dans l’espace d’enseignement. L’impression de perte de contrôle s’amplifie et l’exemple de la lutte antiplagiat n’est qu’une illustration de ce que cela révèle d’une réalité jadis cachée : Le numérique permet une vérification de la copie bien plus impressionnante que ce qui était possible jusqu’à présent. Le plagiat n’est pas nouveau loin de là, c’est sa détection qui l’est surtout… et ce qu’elle révèle c’est bien son existence officielle et la question qu’elle pose à ce qui est l’acquisition de connaissances. D’ailleurs Michel Serres, dans son échange musclé avec Alain Finkielkraut sur France Culture début Janvier 2013 en a fait une brillante démonstration.
Un autre problème posé par ce monde qui a fait irruption dans l’espace d’enseignement est l’absence de grammaire, de codes largement établis. Une grammaire qui n’est qu’une photographie modélisée de la réalité d’un langage c’est d’abord un ensemble de repères communs à une population. Or la grammaire du numérique est encore trop jeune pour imposer, comme pour le livre, l’écrit, des repères stables. Le travail des ergonomes est d’ailleurs à ce sujet source d’interrogation, à mettre en lien avec les instances de normalisation. Les règles peuvent-elles être établies avant les usages ? L’image de nouveauté et de renouvellement constant associé au développement des technologies de l’information et de la communication depuis plus de quarante ans ne facilité pas les choses. La sacralisation de l’innovation dans nos sociétés postmodernes n’arrange rien non plus, encouragée par les pouvoirs publics et plus généralement par le Politique. Un mode étrange, sans codes stabilisés et sans grammaire peut-il avoir droit de cité dans un monde en charge d’apprendre justement ces codes et ces règles qui seraient stabilisés. Nous en revenons ici à la source : le monde représenté (film pédagogique ou enseignement) est un monde stabilisé, codé et normé. Tant que le monde extérieur est en correspondance avec cette vision, ce qui a été assez longtemps le cas, malgré quelques périodes de crises, l’accord se maintient. Mais dès lors que cette correspondance ne tient plus la tension devient vive et c’est probablement ce qui est en train de se passer avec l’introduction du monde du numérique dans l’espace de classe.
Les enseignants et plus largement les éducateurs ne sont pas dupes, mais ils sont bloqués. Ce n’est pas tant eux qui résistent que l’affrontement entre ces présentations du monde qu’ils doivent assumer devant et avec leurs élèves. Ils en sont autant victimes que coupables. Victimes car ils vivent souvent mal ce grand écart (aussi bien personnellement que professionnellement), coupables car ils ont une propension naturelle à préférer ce qui était « avant », que l’on connait, à ce qui sera après que, par essence on ne connaît pas. De plus les contenus de l’enseignement (contenus représentés) sont de plus en plus souvent mis en concurrence avec les contenus auxquels peuvent avoir accès les jeunes. La question de l’instabilité des savoirs qui apparaît de plus en plus au grand jour au travers de ces différentes sources vient alimenter un affrontement avec la stabilité qu’impose le modèle scolaire. Parmi les compétences d’autodidacte, l’une d’entre elles (citée par Philipe Carré et all,) est l’acceptation de l’incomplétude. Or il semble bien que le monde qui fait irruption est bien de cette nature et donc tend à mettre en question le monde déjà représenté dans la classe, dans l’amphi.
La question de l’informatique, des TIC, du numérique a été et reste considérée comme un élément du paysage académique, parmi d’autres. Si cela a été vrai au début, désormais le numérique est devenu sous jacent, transversal) à de nombreux autres questionnements qui traversent depuis longtemps le monde scolaire et universitaire. Cette transversalité n’est pas encore perçue du fait des paravents qui ne la rende pas immédiatement perceptible, mais une analyse sociologique et psychosociologique de la jeunesse, et du monde adulte qui se transforme en ce moment doit nous permettre de percevoir l’importance de la vague en cours. Le temps de stabilisation sera de toute façon assez long, nous n’avons pas encore remis à plat la question de l’accès de tous aux savoirs dans nos sociétés. Il se pourrait que ce soit de mondes qui ont une histoire moins lourde que pourraient venir ces propositions, mais on voit déjà que les premières de ces propositions sont rapidement récupérées et encadrées dans le monde traditionnel… (cf. l’enseignement inversé, les Mooc etc…)
A suivre et à débattre
BD

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  1. […] L’arrivée du numérique dans la société, via les ordinateurs en premier lieu, puis le multimédia par la convergence audiovisuelle et enfin Internet par la convergence télématique, ces trois étapes essentielles apportent au monde scolaire un autre questionnement beaucoup plus redoutable que ne l’était le cinéma ou la télévision. L’écran reste l’écran, que ce soit le tableau blanc les représentations iconiques des grandes images ou cartes suspendues au mur et le vidéo projecteur. Mais dès lors que l’élève utilise lui-même les objets techniques venu du monde extérieur, dotés des mêmes attributs que ceux dont il dispose dans ce monde extérieur, alors c’est une question partiellement nouvelle qui se pose. Tant qu’il s’agit de lire, voir, entendre, on assiste à la re-présentation du réel au travers de l’écran, individuel (ordinateur personnel, tablette, smartphone) ou collectif (image projetée). Mais dès lors que le même instrument permet des pratiques venues du monde social avec ses normes (productions, interactions) alors le changement est radical. Le monde extérieur n’est potentiellement plus seulement représenté, il peut être joué, en simulacre ou en réel. En simulacre on peut le constater avec les jeux sérieux (serious game) ou les simulations interactives. En réel, on peut l’observer avec les pratiques scolaires d’échanges par mail, de production de contenus, d’utilisation des réseaux sociaux dans les pratiques pédagogiques..  […]

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