Sommes nous égaux devant le numérique ? Probablement pas ! Mais alors comment y voir clair, faire des choix, et progresser dans la compréhension de ce qui est proposé. Une attitude totalement négative qui amène à refuser systématiquement tout objet numérique en éducation est possible, elle règle le problème par avance. Mais, outre que tout le monde n’est pas forcément d’accord avec cette attitude, il y a surtout un fait social que l’on ne peut que constater et qui n’est pas sans poser problème à chaque enseignant, chaque éducateur. Le développement du numérique est accompagné d’un discours médiatique qui n’est pas sans jouer un rôle de levier, mais aussi de caisse de résonnance. Or ce discours produit des effets, parfois étonnants, sur chacune des composantes des processus de décision en matière de TICE. Nous proposons une analyse d’abord sectorisée puis transversale des forces en présence.
Le technico-commercial, ou encore le commercial pur ont des contraintes d’entreprise bien spécifiques. Vendre le produit est la porte d’entrée du métier. Cela n’a rien d’infamant, ni d’extraordinaire, mais cela entraîne des effets parfois impressionnants. L’exemple des ventes de TBI est révélateur de cet état de fait. L’impact de la force de vente sur tel ou tel interlocuteur (enseignant, chef d’établissement, politique, etc…) a provoqué des démarches d’achat parfois peu raisonnées à défaut d’être raisonnables. Cet exemple parmi tant d’autres montre qu’une fois le bon de commande signé, ce qui se passe après a en réalité fort peu d’importance pour celui qui réalise la vente. Il laisse alors à son sort (sauf clause spécifique ou produit particulier) l’acheteur, qui n’est pas forcément l’utilisateur. La logique de vente d’un produit s’appuie d’abord sur le moment de la transaction.
Le politique, le décideur, est un personnage qui articule plusieurs logiques : celle de ses visées partisanes, celle de ses visées personnelles, celle de son électorat. Articuler ces trois éléments avec l’équipement des établissements scolaires en matière de TIC n’est pas forcément simple. Le renouvellement des mandats, les personnes d’influences qui entourent les décideurs, les imaginaires des politiques, et la représentation du scolaire sont des facteurs influents auxquels s’ajoute, la plupart du temps, une méconnaissance très large des produits et objets dont ils tiennent entre leurs mains les décisions d’acquisition. Les logiques dites d’investissements sont un levier fort et suffisamment limité dans le temps pour les tenter à l’inverse des logiques de fonctionnement qui sont durables, peu visibles et moins réversibles financièrement.
Le chercheur, selon les postures qu’il choisit, est plus ou moins à distance de la réalité qui lui sert de matériau de base à son travail. La caractéristique principale du travail du chercheur est la mise à distance objectivante (pas objective), autrement dit la prise de temps pour étudier un objet avec un protocole et un cadre théorique explicite. Le champ des TICE est regardé par de nombreux chercheurs d’origines diverses : informatique, éducation, sociologie, psychologie et bien sur information-communication (infocom). Ce champ semble être ouvert et sans forcément de limites bien précises ce qui en fait un champ complexe dans lequel l’exigence de chaque chercheur est non seulement la maîtrise de son domaine, mais aussi des domaines voisins si tant est qu’il les convoque pour son travail. Le chercheur est « protégé » du quotidien, mais il est aussi dans le quotidien. Cette position difficile à tenir le distingue des conseillers de tous ordres. Il ne conseille pas il observe et analyse pour apporter un regard sur les objets, pas pour dire ce qu’il convient d’en faire. Cette position est difficile à comprendre pour celui qui en est extérieur et qui attend que la « trouvaille ». Le professeur Tournesol peuple souvent l’imaginaire des gens à l’instar des photos d’Einstein.
Le chef d’établissement, est en charge d’articulations entre tous ces acteurs. A ceux-ci s’ajoute l’autorité dont ils dépendent : académie, rectorat…. Est-il réellement décideur, rien n’est moins sûr au vu du courrier et des injonctions qu’il reçoit ici et là, quand ce ne sont pas simplement des matériels qui lui sont livrés sans qu’il en connaisse la raison…. Sans pour autant considérer qu’il subit simplement les éléments de son environnement, il doit avoir une capacité particulière à mettre en synergie toutes les énergies qui s’imposent à lui par divers canaux. Dans le domaine des TIC, il peut être amené à tenter de s’imposer auprès d’un partenaire extérieur qui cherche un terrain d’accueil, ou au contraire se tenir à distance… La stratégie que le chef d’établissement tente de mettre en oeuvre relève plus souvent du travail d’équilibriste que de celui de « responsable ». Les TIC deviennent un élément supplémentaire dans une équation de plus en plus complexe du fait de cette irruption de nouveautés techniques qui contraignent de plus en plus le quotidien (vie scolaire, administration, évaluation etc…). Si le numérique donne des outils, elle apporte aussi des contraintes nouvelles…
L’enseignant, lui, vit dans un univers aux codifications multiples et contraignantes. Entre les programmes, les classes, les murs de l’établissement, bref tout ce qui fait son environnement quotidien, il est impliqué dans une action à double rythme : court terme avec les cours qu’il faut assurer; long terme avec la réussite des élèves qu’il faut rendre possible. Les objets numériques troublent de plus en plus cet ordonnancement dans lequel les rôles sont bien établis. N’ayant pas, a priori, de pouvoir de décision personnel au delà de l’espace temps de sa relation à l’élève, il est souvent en situation de subir l’arrivée des TIC au travers des évolutions de son cadre. (programmes, disciplines, murs, équipements etc…). La double mission qu’il assume, dans ces deux temporalités différentes l’amène à relativiser les mouvements extérieurs dont les bruits parfois assourdis arrivent dans la classe : ainsi en est-il souvent du numérique. Le peu de pouvoir de décision global dont il dispose est largement compensé par le pouvoir local d’agir, en particulier auprès des élèves qu’il accompagne tout au long d’une année.
Cinq acteurs, cinq logiques différentes qui amènent à des discours de toutes natures dont il est parfois difficile de distinguer la pertinence. Si l’on considère simplement la question de la temporalité on peut noter qu’elles sont bien différentes pour chacun. De l’enseignant qui est parfois dans l’urgence du « ça marche » (ou pas) au chercheur qui « prend son temps », en passant par le politique ou le commercial soucieux du « retour sur investissement », chacun tente d’imposer son rythme. Si l’on considère le rapport à l’objet numérique, nous nous trouvons aussi en présence d’un grand nombre de contradictions à défaut de tensions : séduction d’une solution, besoin d’image, pertinence pédagogique etc…
Ce qui apparait de plus en plus nettement, c’est que ces cinq logiques sont quasiment contradictoires, mais que pour chacun des acteurs ces contradictions s’expriment au coeur même de leur espace de décision. Ainsi observe-t-on actuellement une dérive des chercheurs qui s’empressent de publier des articles sur des objets qui sont à peine arrivés dans des classes. Comment imaginer qu’ils aient eu le temps de faire leur travail de distanciation. De la même manière les politique sont-ils friands de nouveautés clinquantes, mais deviennent progressivement de plus en plus soucieux de l’efficacité de leur travail. Une vice présidente de conseil régional parlant en 2013 de l’urgence de la maintenance est bien le signe de cette tension : on a équipé, ils ne l’utilisent pas ou peu en disant que c’est souvent en panne, il faut faire la maintenance si l’on veut garder une bonne image de marque…. Le commercial sait aussi qu’il risque gros, à moyen terme, si sa solution ne rapporte par les bénéfices escomptés. Heureusement pour lui, les médias n’ont pas encore envahi le champ du « et finalement, cette agitation, elle aboutit à quoi » qui les amèneraient à rendre bien tristes quelques pseudo innovations fortement médiatisées à leur création…. Le média s’intéresse davantage à l’effet nouveauté qu’à l’effet réel de la nouveauté… Si l’on regarde du coté des moyens, on s’aperçoit que ceux qui tiennent les manettes sont d’abord ceux qui décident et financent en même temps. Les autres (en particulier les enseignants) sont acteurs et spectateurs d’un monde qui s’impose à eux. Ils n’en sont pas forcément malheureux, parfois même complices. Certains enseignants sont de très bons vendeurs….
Les grands absents de toute cette chaîne sont ceux pour laquelle elle est mise en place. Les élèves sont un public captif, aussi bien pour l’école que pour les marchands. Il semble que depuis plusieurs années ils aient choisi leur camp… mais qu’ils soient suffisamment habiles pour ne pas trop le montrer, pour combien de temps encore ????
A suivre et à débattre
BD
Mai 30 2013
5 Commentaires
Passer au formulaire de commentaire
« Il semble que depuis plusieurs années ils aient choisi leur camp… mais qu’ils soient suffisamment habiles pour ne pas trop le montrer, pour combien de temps encore ???? »
Quel camp ?
Merci
Claude D
Auteur
Malheureusement, les élèves, les jeunes sont d’abord des consommateurs. Ils ont choisi leur camp, sans forcément le savoir, mais ils acceptent la société de consommation, vivent avec et évitent de trop le montrer dans le monde scolaire. En fait ce propos vise à poser la question d’une jeunesse qui déborde le monde scolaire en vivant des valeurs à l’opposé de la pensée dominante dans le monde scolaire, les valeurs marchandes. Si cela est visible dans les comportements de mode (vêtements, équipements hi tech, …) cela ne transparait pas trop dans un milieu scolaire ambivalent : permettre la réussite individuelle au sein d’un collectif.
On peut discuter le terme choix… mais il y a un moment de l’éducation où chacun de nous passe à l’action et donc fait des choix. Il me semble que notre société ayant accepté globalement une idéologie plutôt libérale (hormis aux extrêmes), le poids de la société marchande s’accentue dans les esprits et devient un fait non contestable, presque naturel.
Chacun de nous peut examiner sa manière d’être, son individualisme, son rapport à la consommation, à l’argent à la réussite. A partir de cet examen, on peut mesurer plus explicitement ce que nous « portons ». Les jeunes portent la société de consommation, dont les zélateurs ont réussi un formidable « rapt des esprits ».
L’esprit BYOD (apportez vos propres matériels au travail) pourrait arriver dans l’école. Après les subventions, après les obligations d’achat, arrive cette nouvelle tendance : puisque vous avez votre matériel, utilisez le !!!
A suivre et à débattre
Un absent,semble-t-il, dans la galerie : l’ingénieur ou le chercheur qui conçoit et met au point ces nouveaux dispositifs matériels et virtuels.
Ses motivations sont sans doute multiples. Elles se situent sans doute entre deux extrêmes. Un philanthropisme absolu quant il souhaite sincèrement aider les autres par ces technologies qu’il développe. Un mercantilisme abouti quand il permet d’apporter à la société qui l’emploie de substantiels profits.
La tentation également de mettre en oeuvre certaines idéologies. Ainsi internet a été conçu par des personnes qui souhaitaient faire valoir les notions d’échange et de partage. En témoigne les premières applications comme le mail, les forums, les listes de discussion … A contrario qu’elle vision de l’amitié a aiguillé le développement de Facebook ?
A débattre
Ronan Goas
Auteur
Tout à fait d’accord. Pour aller dans ce sens, il faut aller voir du coté de la sociologie des usages et celle de l’innovation.
En tout cas ces personnes sont clés dans la conception des produits. cela méritera un plus long développement
Bruno
Je partage exactement le même avis que Ronan Goas,