L'école, une télévision à chaîne unique ?

Quand enfant, dans les années 1960 on regardait la télévision, nous n’avions qu’une unique chaine. De l’ouverture de l’antenne à sa fermeture, car elle ne fonctionnait pas pendant la journée, sauf pour des cours à distance du CNAM et du CNTE, nous devions nous contenter de voir défiler devant nous une suite d’émissions pré programmées par des professionnels. Les chaînes se sont bientôt multipliées et est alors apparue la possibilité de « zapper », de passer d’une chaine à l’autre. Les possibilités offertes par le développement des magnétoscopes grand public ont permis d’envisager une autre façon d’aborder la télévision. En passant d’un flot continu à la possibilité de choisir d’enregistrer et de regarder en différé, voire même d’acheter des cassettes pré-enregistrées, on est entré dans de nouvelles manières de faire, mais finalement assez peu exploitées.
L’avènement de l’informatique et la convergence vers ce qu’on appelle aujourd’hui le numérique, ont amplifié cette évolution. Phénomène social nouveau, la télévision s’est trouvée un concurrent qui non seulement diffuse aussi des vidéos, mais en plus permet de nombreuses possibilités d’enrichissements et ou d’interactions. Le niveau de fréquentation des serveurs comme Youtube(R) ou Dailymotion (R) et la mise en ligne sur Internet des chaines de télévision et les possibilités de visionnement en différé bouleversent les manières d’être spectateurs, d’ailleurs ce mot est-il désuet et à inusiter pour ce nouveau rapport aux supports.
L’évolution a donc permis de transférer progressivement à l’usager la responsabilité de ce qu’il voit. Aujourd’hui, le contrôle presque total est possible, allant même jusqu’à permettre non seulement le choix de réception, l’interaction avec l’auteur, mais aussi le droit de concevoir et diffuser ses propres oeuvres. En d’autres termes, nous sommes en capacité d’être, chacun de nous, notre propre fabricant de télévision et même bien davantage, des « translittérateurs ». Certains ne s’en privent pas, même si l’immense majorité se contente de « regarder », de « consommer ». Le monde marchand libéral, qui est le principal porteur de cette dynamique appuyée par les TIC, a bien compris que si d’une part on ouvrait des possibles, d’autre part, il y a une priorité qui est d’amener à consommer. Cette tension entre deux pôles, libérer et aliéner, n’est pas nouvelle, mais une page différente est en train de s’écrire.
Les fondateurs de l’école voulaient libérer de l’ignorance les citoyens pour les faire accéder à la démocratie, à la liberté. Mais il ne fallait pas trop les libérer si l’on voulait que le pays reste gouvernable. Autrement dit « libérer et aliéner » sont un couple fondateur de notre société. Pour ce faire l’école impose à tous une « forme » dont une des caractéristiques est de ressembler de manière étonnante à notre télévision des années 1960 : la chaîne unique. En effet le programme est décidé par des professionnels, qui le distribuent par les canaux officiels (l’école) avec des présentateurs bien formés (les enseignants) qui se suivent dans un découpage savant qui démarre au CP et qui progressivement va imposer son modèle : enseignant unique au primaire, enseignants multiples au secondaire. Mais dans tous les cas chaine unique pour l’usager, au moins jusqu’à la fin du collège, le fameux « collège unique », chaîne créée en 1975 par René Haby. Le choix des chaînes « scolaires » ressemble plus à un système de sélection négative car souvent irréversible. La zappette de l’apprentissage n’est pas encore inventée dans le monde scolaire, tout au moins du côté de l’institution, car du côté des usagers c’est moins certain…
Si l’on met en parallèle l’évolution de l’Ecole et celle de la télévision, on peut remarquer que c’est entre 1976 et 1981 que l’écart s’amorce. Depuis, les enfants vont toujours à l’école regarder la chaîne unique de l’enseignement, mais dans le même temps ils ont découvert un ailleurs possible. Mais ce n’est pas parce que ce possible est accessible qu’il est utilisé. Une majorité d’entre nous subissons ce qui arrive sur nos écrans, car nous n’avons que peu développé la capacité à nous emparer de ce potentiel. Et pour cause !!! Passer au moins 12 années de sa vie devant la chaîne unique de l’enseignement ne prédispose pas à vivre dans un monde où je peux être moi même auteur de chaînes. Cette contradiction est flagrante, ses conséquences doivent être mesurées et surtout, il est nécessaire d’engager un renouvellement du modèle scolaire qui permette de vivre dans ce nouveau contexte. Or nous en sommes loin, les stratégies qui ont succédé au plan, dans le domaine du numérique, n’ont pas été en mesure de faire bon usage du potentiel, de cette possibilité nouvelle offerte à chacun. De plus certains vont même imaginer de rajouter des programmes complémentaires en ouvrant de nouvelles disciplines.
Nombre d’enseignants déplorent la perte des facultés de concentration des jeunes. Il les imputent volontiers aux multiples sollicitations qui les entourent. Et pourtant ils reconnaissent, difficilement parfois, qu’ils ont des capacités intéressantes mais qu’ils ont bien du mal à les faire émerger dans le contexte scolaire. Le contraste ne leur paraît pourtant pas insurmontable, si les élèves savent rentrer dans le rang, le sillon scolaire. C’est ce que semblent savoir faire les « bons élèves » ou tout du moins ceux qui sont perçus comme tels. Il semble qu’au moins ces bons élèves savent-ils faire amende honorable face à la chaîne unique de diffusion des savoirs que constitue l’école. Tandis que la plupart des autres s’éloignent progressivement du sens pour aller vers des terres qu’ils jugent plus hospitalières. En effet, soutenus en cela par un univers de consommation et par des adultes de plus en plus fragilisés dans leur mission éducative (même certains enseignants y sont confrontés en tant que parents), les jeunesn’ont pas vraiment d’autres alternatives. L’oeil brille devant une technologie nouvelle, mais vite, la scolarisation de son usage la fait rentrer dans le rang des outils scolaires difficilement supportables.
Faut-il continuer de croire qu’il suffit de mettre les vecteurs de ces nouvelles chaînes dans les Ecoles (tablettes, ordinateurs) pour que cela change le rapport qu’ont les élèves avec celle-ci ? Certainement pas, sinon il y a longtemps qu’ils auraient une autre place dans l’institution scolaire. Il semble que ce soit plutôt du coté de l’organisation, le projet même, de l’école qu’il faut aller voir. Dans un monde qui propose à chacun d’être potentiellement savant, l’école qui, elle, pense encore être la seule à fabriquer ces savants ne s’est pas aperçue de la perte progressive de légitimité. Il lui reste la légalité, incarnée par les diplômes dont on voit chaque jour que chacun s’y accroche (tel le brevet), incarnée par les murs, les heures et ces disciplines qui se font concurrence pour maintenir leur quota au lieu de se rapprocher pour penser une autre éducation.
Il y a encore fort à faire !!!

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