Numérique, l'âge de raison ?

Circulaire de rentrée et propos de ministre
La concomitance de deux textes et un discours est toujours intéressante, un signe diront certains. Ainsi en est-il de ce que la ministre de l’éducation déclare au journal le Monde ce 21 avril 2016 à propos du plan numérique et que l’on retrouve dans son discours de Nancy du même jour, peu de temps après la publication de la circulaire de rentrée. Car dans les deux cas la place donnée à l’informatique et au numérique révèle des analyses et des choix qui méritent réflexion et en tout cas de les partager avec les acteurs de terrain. Car c’est bien à eux, en premier que s’adressent ces propos.
Avant d’entrer dans une analyse plus avancée, il faut déjà constater que les premiers commentaires de ces propos sont marqués par des oppositions au moins autant idéologiques que techniques. D’ailleurs la force de ces articles et autres propos en ligne reste très faible en regard de l’importance réelle de certains sujets abordés directement ou indirectement dans ces propos. Pour le dire autrement, peu nombreux seront les lecteurs attentifs de ces textes (on trouve d’ailleurs des erreurs étonnantes dans certains articles de journalistes professionnels), pour leur préférer les rumeurs et les miroirs médiatiques. Et pourtant le suivi attentif de ce qui se dit révèle des inflexions qui peuvent faire penser que l’on entre dans « l’âge de raison » du numérique à l’école. Pourquoi l’âge de raison ? Parce que l’ensemble des propos tenus sont portés par un réalisme assumé (même si certains chiffres peuvent être questionnés) et surtout par un discours qui ne situe pas le numérique dans un imaginaire de « disruption » et d' »innovation », mais bien dans le cadre d’une nécessité sociale dans laquelle doit s’inscrire l’école, au nom de ses missions, de ses finalités. On est donc bien loin du plan numérique et des propos de juillet puis de septembre 2014, quand le président a annoncé la mise en place d’un plan numérique…
Que la ministre de l’Éducation s’exprime sur le numérique est en quelque sorte une curiosité, pour ce qui la concerne. Ce n’est pas son champs traditionnel d’intervention privilégié, elle parlerait alors de citoyenneté, d’inégalités ou de valeurs de la République, ce n’est pas le cas ici, c’est pour cela que ces propos sont intéressants. Une interview et un discours dont la proximité est telle qu’on croirait un copier-coller, permettent cependant d’observer quelques éléments significatifs. En premier lieu il faut prendre acte du fait qu’elle porte un plan numérique qui n’est pas le sien, mais celui du président. D’ailleurs aurait-elle porté un tel plan ? En tout état de cause, elle apporte des chiffres de déploiement qui occultent largement les résistances des collectivités d’une part, la modestie des projets déposés d’autre part. 25% des établissements concernés, cela reste modeste en regard des ambitions initialement présentées le 14 juillet 2014 et le 2 septembre 2014 par le président. Par contre on peut noter que la ministre porte de manière assez claire l’offensive du numérique dans le monde scolaire, indépendamment du plan lui-même. On notera ici la prudence de lecture du rapport de l’OCDE sur l’impact du numérique qui amène la ministre à tenir des propos mesurés. C’est ce qui d’ailleurs l’amène à parler des enjeux et de ne pas s’étendre sur les stratégies et surtout leur mise en œuvre. Ce sont d’abord les appels à projets déjà financés ou à préciser qui sont mis en avant dans le domaine des ressources. Ce sont ensuite les réseaux comme Viaéduc et M@gistère qui sont convoqués à renfort de chiffres : 290 000 enseignants qui se sont connectés à M@gistère, mais de quelle manière et pour quel usage ? 90 000 abonnés à Viaéduc déclarés dans l’interview donnée pour le journal le Monde, alors que le compteur sur la page d’accueil en compte un peu plus de 29000 à ce jour… de fin Avril ?
Il ne faut pas s’en tenir à ces éléments, dont la pertinence est rapidement contestée dans les communiqués qui émanent de diverses sources (médiatiques ou syndicales, par exemple). Il faut plutôt tenter de voir ce qui est porté comme projet global : c’est quoi le numérique pour l’école de demain ? En rappelant, avec prudence, la limite des compétences spontanées des jeunes (dont Lionel Jospin avait pourtant fait état dans un discours de 1998), les propositions sur le code et la place du numérique en classe sont mesurées. Par contre c’est sur le versant des ressources que l’effort est fait. A l’instar de la circulaire de rentrée (voir plus bas dans ce texte), le mot « ressource » est largement mis en avant, associé à contenus et services il indique un choix : on ne parle pas de pédagogie, mais d’environnement de l’activité des enseignants. Ce sont les ressources « innovantes » qui sont proposées (au travers des projets eFran et autres projets des éditeurs), des services et des contenus mis à disposition des équipes. La politique du ministère est donc de poursuivre « l’encerclement numérique de l’enseignement ». La circulaire de rentrée confirme cela et en pose d’ailleurs un cadre dont certains pourront considérer qu’il est contraignant… C’est bien cela la vision actuelle du numérique vu depuis le ministère : développer l’environnement de l’activité des enseignants. La formation, dont on sent bien que le propos est ajusté avec pragmatisme, prudence et réalisme, est bien sûr évoquée, compte tenu des critiques sur les « trois journées », dont on sait bien qu’elles n’ont pas de sens si elles sont isolées. Mais là encore, la référence aux Moocs, à M@agistère ou à Viaéduc confirme bien une évolution dans la réflexion dont les contours restent encore à construire de manière plus précise, si tant est que le temps qui passe le permette…
On peut lire dans l’interview donnée au monde qu’il n’y a pas de quota d’heures consacrée au numérique, pas plus que de discipline dédiée mais que « mais cela permettra aux enseignants de développer le travail collaboratif, de diversifier et surtout d’individualiser les apprentissages ». Il n’est que très peu question des programmes dans les propos de la ministre alors qu’une lecture de ceux-ci laisse à penser qu’il y a des évolutions de ce côté en particulier au cœur des disciplines autres que celles directement concernées par le numérique (évoquées dans les deux textes). Collaboration et individualisation ne constituent pas un projet… pédagogique, mais plutôt une incantation magique. La constance des études (cf. celles de la DEPP sur les collèges connectés et préfigurateurs) est pourtant suffisamment explicite : c’est au cœur des pratiques que se pose le problème. Pourquoi utiliser du numérique quand d’une part l’environnement techno-pédagogique est en grande partie inadapté (accessibilité et utilisabilité) et que d’autre part les programmes et les modalités de contrôles restent largement en marge de cette évolution. Mais il est un problème plus important que la ministre n’aborde pas : certes on peut mettre de côté les compétences numériques (soutenu par les tenants d’un enseignement spécifique entre autres), mais on ne peut ignorer les usages réels du numérique par les élèves et leurs enseignants, même en classe. Non qu’il faille céder à la « dictature des usages » mais parce qu’il faut éviter une « dictature de la scolarisation de la société et de la jeunesse ». Le monde scolaire est érigé en matrice des adultes (quand il y a un problème on parle éducation et donc éducation à, aux, en milieu scolaire). Cette approche repose sur une conception mécaniste et analytique du développement humain. Or les jeunes sont de plus en plus tôt baignés dans les tourbillons de la société (cf. les écrans pour enfants) et en sont un des maillons que les adultes ne cessent de tenter de manipuler, dans un sens ou dans un autre. Or au lycée, un consensus émerge : les pratiques sociales accompagnent de plus en plus les pratiques scolaires au risque d’enfreindre les règlements, et même la loi (en particulier celle de la protection des données personnelles).
C’est là qu’il est intéressant de relire la circulaire de rentrée 2016-2017.On y observe comment est « incarnée » et « orientée » cette approche à défaut de vision du numérique. On le sait, une telle circulaire est, depuis 1999 (date de la première), un texte d’équilibre qui a pour vocation d’orienter l’action et de signaler des points d’attention pour l’ensemble de la communauté scolaire. Pour la rentrée prochaine, le numérique sous diverses formes est présent. Mais il est intéressant de se pencher sur la fréquence des mots pour analyser le propos. Hormis les mots rituels élèves, enseignants etc… on remarque que deux termes traversent le document : ressource (30 occurrences) et parcours (45 occurrences). Le terme numérique est lui-même présent à 36 reprises. Cette forte fréquence de ces trois termes doit être analysée avec précision. Si les deux premiers termes sont « disséminés » dans le texte et le charpentent, celui de numérique, est le plus souvent associé à un contexte ce qui en module et précise la portée.
Deux passages sont explicitement consacrés au domaine numérique. Le premier concerne l’enseignement d’ICN (Informatique et Création Numérique, paragraphe n°4) au lycée qui entré en seconde va vers les classes de première, et reste de toutes façon facultatif, tout comme l’ISN en terminale. Il n’est même pas question de cet enseignement dans le texte. Le second est plus précis puisqu’il accompagne le Plan numérique (Paragraphe n°5). Il est aussi important car il précise plusieurs points : en premier lieu les ressources qui sont déployées. Mais plus globalement ce sont les précisions sur la manière d’environner le travail enseignant qui est particulièrement significatif : ressources, formation, ENT, référentiel à la place du B2i actuel…  Deux points méritent approfondissement: celui de la sécurisation des données personnelles, évoqué à deux reprises dans ce paragraphe et celui de la pédagogie.
– La notion de cadre de confiance s’inscrit dans la nécessité de permettre une prise en compte d’un phénomène qui touche profondément l’école : l’usage des terminaux mobiles (EIM). Les personnels de la DNE qui instruisent ces dossiers sont en train de mesurer la difficulté de faire face aux « usages sauvages » des terminaux personnels des élèves et des enseignants ainsi que des services grand public offert par des sociétés qui ne garantissent pas la propriété et les lieux d’hébergement, voir le confidentialité des données. Il est dommage que la circulaire de rentrée ne fasse pas explicitement allusion à la CNIL et au cadre qu’elle a en charge de définir au-delà de l’éducation; comme si le monde scolaire était en marge des lois plus générales et pouvait construire lui-même ses propres règles. Le développement des pratiques « clandestines » dans les classes et les établissements est une préoccupation qui « transpire » de ce texte. On s’étonne cependant de voir que dans la partie consacrée au plan numérique le lien soit peu fait avec l’ensemble des autres projets et ressources numériques éparpillées dans le texte. Ainsi en est-il des ressources des parcours ou des disciplines, du livret scolaire numérique, des manuels scolaires, des outils d’orientation (Affelnet, APB, Folios ex webclasseur), l’Éducation aux médias et à l’information….
– Pour ce qui est de la pédagogie, c’est l’approche des pédagogies plus « actives » qui est ici évoquée : « travail en groupe, différenciation pédagogique, auto-évaluation ». Si on croise ce propos avec celui lu dans les deux autres documents, on peut constater que la pédagogie est une sorte de boite noire qu’il est difficile d’ouvrir au-delà des propos généraux qui embarquent les termes valises. Il semble nécessaire qu’un jour, au sommet de l’État, une véritable réflexion globale soit menée sur le sens du terme pédagogie, dont chacun fait emploi mais dont les contours restent souvent mal éclaircis. Tout comme les didactiques qui sont, comme la pédagogie, renvoyées en dehors du champ proposé par la circulaire de rentrée (on ne peut pas non plus parler de tout, il y a des arbitrages…).
On ne peut que constater que le ministère poursuit sa stratégie d’encerclement commencée au début des années 2000. Après l’échec de mise en œuvre du B2I, qui finalement était réellement au cœur du monde pédagogique et didactique, il était clair que les politiques chercheraient à appuyer sur l’école de l’extérieur du l’acte d’enseignement. Le rapport Proxima (Le projet PROXIMA pour une appropriation de l’Internet à l’école et dans les familles, http://eduscol.education.fr/chrgt/ProjetProxima.pdf), suivi de la création des ENT en 2003 sont les précurseurs. Les circulaires de rentrée de 2009 et 2010 renforceront cela en ajoutant le Cahier de Texte Numérique aux ENT. La circulaire de cette année confirme, en y ajoutant services et ressources. Ainsi se constitue autour des enseignants un environnement qui fait pression. L’évolution progressive des éditeurs de manuels scolaires va aussi dans ce sens. En orientant nouvellement leur offre vers de l’accompagnement scolaire sur mesure par supports interposé, ils s’insèrent progressivement dans le filet qui se tisse en ce moment.
« L’encerclement informatique de l’activité » est en train de devenir une stratégie globale de pilotage, non seulement en éducation mais plus globalement de la part des services de l’État. Puisque les humains sont difficiles à gouverner (Régis Debray http://eduscol.education.fr/cid46367/sommaire.html, colloque sur l’enseignement du fait religieux 2000) l’État est amené à définir des cadres réglementaires et des lois, mais aussi des cadres de confiance. Mais la difficulté est de permettre aux citoyens de comprendre le rôle de l’État, de l’accepter et même de le conforter. Surtout que la concurrence est de plus en plus vive dans un mode numérique. Les vecteurs de l’éducation ne sont plus canalisés comme ils ont pu l’être jusqu’à une époque récente. Aussi une rivalité monte petit à petit entre les pratiques sociales et les pratiques institutionnelles. Or ce sont les premières qui interrogent les secondes et celles-ci qui régissent les premières. D’où la nécessité d’évolution et d’adaptation. Au risque de laisser échapper l’exercice de la citoyenneté dans un individualisme largement porté dans les modèles de la société occidentale contemporaine. Une circulaire de rentrée donne le cap. Mais elle rappelle aussi les finalités et les enjeux. En matière de numérique, ce sont des questions vives qui sont sous-jacentes, mais pas une véritable vision d’avenir, portée par une stratégie adaptée. On a l’impression qu’une fois de plus on prend les mêmes et on recommence, autrement dit que l’âge de raison et encore moins l’âge adulte du numérique à l’école n’est encore en vue… mais après quarante années, est-ce vraiment nécessaire ?
A suivre et à débattre
BD
Les trois documents sources
Interview de Madame Vallaud Belkacem pour le Monde du 21 avril 2016 :
http://abonnes.lemonde.fr/campus/article/2016/04/21/najat-vallaud-belkacem-le-plan-numerique-a-l-ecole-renforce-encore-le-role-des-enseignants_4905747_4401467.html?xtmc=vallaud_belkacem&xtcr=4
Discours de Madame Vallaud Belkacem dans l’académie de Nancy Metz
http://www.education.gouv.fr/cid101294/-ecole-numerique-discours-de-najat-vallaud-belkacem-prononce-le-21-avril-2016.html
Circulaire de rentrée 2016-2017
http://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?cid_bo=100720

1 Commentaire

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  1. Bonjour et merci pour votre article.
    Grâce à la veille que vous avez faite et à l’analyse des occurences, J’ai l’impression que l’éducation nationale cherche d’avantage à créer un cadre avec un accès au numérique et éventuellement à généraliser certains usages plutôt que de mettre en place une véritable formation.
    Il ne s’agit que de mon impression, mais si elle s’avère vrai je déplore un peu ce choix. Il est très bien de familiariser les écoliers à ce médium mais tenter d’en expliquer le fonctionnement me semble primordial.
    Cordialement
    Alice

  1. […] La concomitance de deux textes et un discours est toujours intéressante, un signe diront certains. Ainsi en est-il de ce que la ministre de l’éducation déclare au journal le Monde ce 21 avril 2016 à propos du plan numérique et que l’on retrouve dans son discours de Nancy du même jour, peu de temps après la publication de la circulaire de rentrée. Car dans les deux cas la place donnée à l’informatique et au numérique révèle des analyses et des choix qui méritent réflexion et en tout cas de les partager avec les acteurs de terrain. Car c’est bien à eux, en premier que s’adressent ces propos.  […]

  2. […] “ La concomitance de deux textes et un discours est toujours intéressante, un signe diront certains. Ainsi en est-il de ce que la ministre de l’éducation déclare au journal le Monde ce 21 avril 2016 à propos du plan numérique et que l’on retrouve dans son discours de Nancy du même jour, peu de temps après la publication de la circulaire de rentrée. Car dans les deux cas la place donnée à l’informatique et au numérique révèle des analyses et des choix qui méritent réflexion et en tout cas de les partager avec les acteurs de terrain. Car c’est bien à eux, en premier que s’adressent ces propos.”  […]

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