Les élèves sont ils privés d’une éducation au numérique ?

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En allant dans les écoles primaires à la rencontre des enseignant(e)s, des direct(eurs)trices, des élèves et des parents, il est temps de lancer une alarme : face à l’informatique et au numérique, les écoles et les élèves sont soumis à d’incroyables inégalités. Tout le monde est content, toutes les classes (ou presque) ont désormais un vidéoprojecteur interactif ou un tableau interactif (les appellations TBI, TNI, VNI et autres acronymes fleurissent). Oui, mais ça c’est pour l’enseignant qui n’y donne accès aux élèves (un à la fois) qu’aléatoirement. Dans certains établissements, des « flottes » de tablettes ou d’ordinateurs sont mises à disposition, mais trop souvent encore, laissées dans leurs valises ou armoires… A l’heure où, en France, le ministère parle d’un SNEE (https://eduscol.education.fr/1066/socles-d-equipement-numerique-definis-en-comite-des-partenaires), certaines entreprises s’en emparent (comme Maskott) en proposant son « Socle Numérique de Base » (https://socle-numerique-de-base.fr/) la réalité est bien différente. Quand un directeur d’école vous raconte qu’un vendredi en fin de journée il a vu un livreur déposer une cinquantaine de cartons remplis de matériels informatiques sur le trottoir sous la pluie devant l’entrée de l’école sans autre explication que, je n’ai pas à les porter dans l’école, on peut être rêveur. Quand près de cinquante tablettes sont entreposés dans des valises sans jamais être ouvertes depuis un an et demi, on s’interroge. Quand on parle de « nuage » et de cloud, nombre d’établissements ont des connexions très aléatoires au réseau Internet, sans parler du wifi meilleur au resto populaire du coin que dans les salles de classe, on peut avoir envie de sortir de l’établissement. Bref les constats que l’on peut faire sont révélateurs de plusieurs points qui interrogent l’école au moment où les fondamentaux (français, mathématiques) n’ont jamais été aussi pesants et que le rêve informatico-numérique s’éloigne rapidement des priorités du quotidien.

Quand les enseignants de collège doivent faire passer les évaluation d’entrée en 6è sur ordinateur (car c’est comme ça que ça se fait), ils s’aperçoivent qu’une grande majorité d’entre eux sont en difficulté, non pas par les questions posées, mais par l’utilisation de l’ordinateur pour pouvoir répondre à ces questions. Dès lors ils se tournent vers le primaire et déclarent volontiers que rien n’a été fait avant. Ceci dit c’est une musique récurrente en éducation, si les élèves à l’entrée d’une niveau d’enseignement sont en difficulté, c’est que le travail a mal été fait auparavant… Ainsi le supérieur le dit à propos du lycée qui le dit à propos du collège qui le dit à propos du primaire, quand on ne se retourner pas, au final, sur les familles… ou sur les « maladies ». Les coupables semblent être d’abord recherchés chez les autres avant de regarder chez soi… Et bien sûr, l’informatique et le numérique n’échappent pas à ça. Quand, de surcroît, ce rêve d’un socle numérique dont disposeraient tous les établissements de l’école au lycée… on en est encore trop loin et les différences sont encore trop grandes. Tout ça coute cher, et l’efficacité globale semble être absente du fonctionnement institutionnel de l’Éducation Nationale.

Revenons aux écoles primaires et aux pratiques réelles. Quid de la formation, de l’accompagnement, des ressources, de la maintenance, et même de l’aide aux familles en difficulté ? Sur le papier, tout semble être réglé : dans le second degré il y a les RUPN (ou les conseillers pédagogiques TICE), dans le premier degré les ERUN, il y a CANOPE chargé de la formation continue des enseignants au numériques, il y a les EAFC (les écoles académiques de la formation continue), il y a les INSPE (écoles du professorat universitaires), il y a même des enseignants référents numériques en école primaire et même parfois des parents référents numériques. On oublie probablement d’autres belles photographies ou plutôt cartes postales au dos desquelles il est difficile d’écrire quelque chose de cohérent, voire de réel au quotidien des établissements. Oui, les enseignants du primaire savent rechercher pour eux des ressources de travail (Eduscol). Oui, la préparation de classe se fait désormais le plus souvent sur ordinateur (personnel le plus souvent) que l’enseignant utilise pour ses supports qu’il amène à l’école sur clé USB ou parfois même avec son ordinateur qu’il amène en classe (l’inverse, prendre l’ordinateur dont l’école est dotée à la maison semble interdit…). Mais en classe, pour la grande majorité des établissements, seule la vidéoprojection, interactive ou non, est utilisée une bonne partie de la journée.

Dans certaines écoles, des enseignants « acharnés » à surmonter ces difficultés déploient des trésors d’imagination et d’initiatives pédagogiques pour permettre aux élèves de manipuler. Le plus souvent, ne disposant par d’un appareil par élèves, les stratégies se construisent soit par un travail en binôme ou en classe de groupes ou même en classe atelier (surtout quand il y a peu de matériel) ou par projet. De plus en plus d’établissements ont accès à une Environnement Numérique de Travail. Malheureusement, les statistiques d’utilisation (d’après les directions et les enseignants) restent très modestes de la part des familles et aussi des enseignants. Toutefois l’enthousiasme de certains ne doit pas cacher la réalité de la majorité : c’est le défaut de toutes ces journées démonstrations, eu autres manifestations publiques consacrées au numériques qu ne font que glorifier certains mais recouvrir d’un voile opaque les analyses de terrain. Pour le dire autrement, vu d’en haut le dispositif fonctionne et les « innovateurs » en sont la preuve. Vu d’en bas la réalité est toute autre : les innovateurs sont le plus souvent dans leur coin, isolé ou mis à l’écart, parfois, par leurs collègues qui se heurtent aux difficultés quotidiennes, et aussi à leurs difficultés personnelles : pour beaucoup d’entre eux, le numérique c’est « en plus », cela demande un investissement à long terme, c’est souvent de fonctionnement erratique, cela s’oppose aux priorités autres (les fameux fondamentaux). Quant à la formation, elle est presque inexistante dans le domaine du numérique… pour les enseignants du primaire, sauf s’ils veulent le faire sur leur temps personnel. On ne remplace pas un enseignant qui se forme !!!

La conséquence de ces constats, qu’il nous faudra reprendre à intervalles réguliers, est que les élèves de l’école primaire sont mis à l’écart, très majoritairement, de l’informatique et du numérique (EMI compris). Combien de valises de robots laissées inutilisées; combien de tablettes laissées de côté…. !!! Le constat c’est aussi que les enseignants se répartissent le plus souvent en trois tiers (parfois bien inégaux : les utilisateurs avancés, parfois passionnés, les opposants à tout surcroit de numérique, les sceptiques accompagnateurs partagés entre les philes et les phobes vers lesquels ils peuvent se tourner selon les opportunités. Et chacun à des arguments valables et entendables. Mais surtout, au-delà des discussions, il y a la véritable possibilité d’agir. On pourrait dire que le déploiement du numérique dans l’enseignement ne s’appuie pas sur le développement des « capabilités », mais simplement sur des dispositifs formels d’offre (matériel, ressources, formation) qui ne rencontrent pas vraiment leur public.

La seule donnée positive qui pourrait amener d’ailleurs à un changement des politiques publiques, c’est la durée. Tous nos travaux d’enquêtes et données recueillies montrent qu’il faut du temps pour que les pratiques se transforment. Mais il y a une condition primordiale : la stabilité et la continuité des dispositifs, la coordination entre les acteurs (en particulier dans les services intermédiaires des académies). Qu’un chef d’établissement, un enseignant ressource numérique de la circonscription et qu’un inspecteur découvrent l’organisation de manifestations autour du numérique sans en avoir été informé au préalable et parfois en collision de calendrier avec leurs actions, en dit long sur l’état du système… Les états généraux du numérique ont oublié cela et pour cause : ceux qui les ont piloté appartiennent à la catégorie « d’en haut ». Souhaitons que les équipes n’en viennent à leur dire « au revoir » et qu’elles abandonnent les enfants aux tourbillons des marchés du numérique de toutes natures….

A suivre et à débattre
BD

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