Comprendre, en Intelligence Artificielle et Intelligence Humaine

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Les récentes publication de PIRLS sur la lecture et la compréhension mettent en évidence le fait que le système scolaire français développe mieux le décodage que la compréhension (de textes écrits). La mise à disposition, par Libération, du hors-série « voyage au coeur de l’IA » (20/12/2017), permet à chacun de nous de se faire un panorama de la question de « l’intelligence artificielle » à ce jour. Au coeur de ces articles et interview, mais plus généralement derrière tous ces propos actuels sur l’IA, est posée la question de ce que signifie « comprendre ». Dès les premiers pas de l’informatique éducative, on s’est heurté à la question de l’analyse des réponses des utilisateurs aux questions posées par les ordinateurs. Les limites de l’informatique ont rapidement fait déchanter tous ceux qui rêvaient d’un « analyseur de réponses » intelligent, d’un traducteur automatique, d’un transcripteur voix/texte parfait (speechtexter proposé par Google n’est pourtant pas si mal…). Il suffit de rechercher les traces des écrits des années 1960- 1990 sur le thème pour s’apercevoir que cette question est à l’origine même des fantasmes et mythes qui peuplent les propos sur « l’intelligence artificielle ».
On notera aussi que l’apparition des travaux de recherche dans ce domaine est dès le début associée aux questions de psychologie cognitive ou de neurosciences. Au coeur de ces travaux il y a l’apprendre et donc le comprendre. Cependant la définition du concept, ou plutôt du processus semble difficile et floue. Si l’étymologie nous renvoie au « prendre avec » on peut faire l’hypothèse d’un rapprochement avec la connaissance d’une part, l’appropriation d’autre part, mais aussi avec représentation mentale et sociale. Donc en plus de la psychologie cognitive, il faudra prendre en compte l’approche vue par la sociologie des usages d’une part, la psychologie sociale d’autre part. On peut donc tenter une synthèse en disant que comprendre repose sur l’idée qu’un objet extérieur au sujet devient, par le mécanisme de compréhension, un « objet intérieur ». Par objet intérieur, on entend conserver la propriété initiale de l’objet, au moins en partie, pour l’associer au cadre mental du sujet. Faut-il qu’il y ait « sujet » pour qu’il y ait « comprendre » ?
L’histoire d’Alan Turing, dont on omet toujours la dernière partie de sa vie, est celle de la quête du cerveau et de son fonctionnement, que ce soit sous la forme machinique ou biologique. Ce chercheur à la personnalité étrange est d’abord quelqu’un d’incompréhensible (cf. la biographie de J Lassègue) et d’incompris. Cette quête qui fonde sa trajectoire est bien fondatrice de la recherche sur ce qu’est comprendre dans un univers qui associe machine et humain. A l’instar de tous ses successeurs et jusqu’à aujourd’hui, l’énigme du processus de compréhension reste complète. D’ailleurs les multiples travaux de recherche sur le cerveau ne s’aventurent pas sur cet objet complexe, préférant des objets plus stables ou plus « finis » tels la mémorisation/mémoire, l’attention, et l’apprentissage mais sans s’aventurer sur le processus comprendre sauf quand il est circonscrit dans une définition qui permet de le limiter et de le décrire. A l’instar de Benjamin Bloom qui dans sa taxonomie associe le terme à d’autres à de manière assez large et est qui parfois réduit la compréhension au « traitement de l’information » (les interprétations sont multiples), on en vient à penser que comprendre est un objet insaisissable.
L’enseignant face à des élèves, des étudiants à qui il propose de construire leurs connaissances est exposé à cette fameuse difficulté de compréhension : il interroge avec un « vous avez compris », il évalue par des exercices et questions pour s’assurer de qu’il pense être la compréhension. Parfois il s’agit simplement de mémorisation, d’autres fois il s’agit d’applications de procédures. Claude et Mireille Bastien évoquant, à propos d’élèves apprenant les mathématiques, la question des résultats faux avec des raisonnements corrects et inversement démontrent aussi la complexité du processus comprendre. Les parents essaient eux aussi de développer la compréhension par leurs enfants du monde qui les entoure. Les psychologues tentent aussi de la mesurer en séparant compréhension verbale et non verbale au travers des tests de QI (cf. WISC). La multiplication de ces situations ne permet pas d’y voir clair.
Du coup le recours à l’informatique est bienvenu pour beaucoup de personnes qui y voient une analogie avec le cerveau et son fonctionnement. Le seul mot de neurone associé au terme réseau suffit à faire rêver, ou à faire fantasmer. Mais cela suffit-il pour éclairer ce que signifie comprendre ? A écouter les chercheurs reconnus du moment (Le Cun, Berry, Ganascia) on est bien sûr loin du compte. Et même pour certains il faut reconnaître les limites de la ressemblance, voire son incongruité, surtout quand on « démonte » le fonctionnement des réseaux de neurones.
Une question épistémologique essentielle est posée derrière cette question du comprendre. C’est une question qui oppose les chercheurs et qui doit nous faire réfléchir. Regardons cette schématisation proposée par Anthony Fardet (« Halte aux aliments ultra-transformés » éditions Thierry Souccar.)

 
et dont une interview publiée par Bibliobs est consultable à cette adresse : https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20171227.OBS9840/les-faux-aliments-ont-colonise-jusqu-a-50-de-nos-supermarches.html
On y apprend qu’une transformation doit s’opérer dans la recherche dès lors que l’on veut aborder la complexité des problèmes : passer d’une approche réductionniste à une approche holistique (je conseille de lire l’interview très éclairante). Si l’exemple concerne l’alimentation et semble loin de notre question du comprendre, la transposition de cette analyse est aisée à faire au moment où un « conseil scientifique de l’éducation » semble en voie de constitution. Dans le champ des sciences de l’éducation, cette approche n’est pas nouvelle, elle s’inscrit dans la logique des analyses d’Edgar Morin et de ses collègues dont, dans les années 1990, certains comme Jacques Ardoino et Guy Berger ont développé l’approche au travers de l’analyse « multi référentielle ». Se réclamant d’une approche holistique, ces chercheurs proposent aussi une approche multidisciplinaire (à l’instar de la première recherche de ce genre au début des années 1960 sous la direction d’André Burguière sur le village de Plozevet).
Comprendre est un processus complexe, Benjamin Bloom l’avait entrevu, parmi plusieurs autres opérations de même niveau de complexité et parfois imbriquées que sont : Connaissance, Compréhension, Application, Analyse, Synthèse, Evaluation. Mais se contenter d’une approche « réductionniste » est nettement insuffisante en regard de la réalité observable a quotidien dans la salle de classe, l’amphithéâtre et autres lieux de l’apprendre. Car apprendre n’est pas comprendre et malheureusement une approche qui ne consisterait qu’à aborder un aspect de la question (mémoriser, inhiber, etc..) serait forcément limitée voir inexacte et surtout absolument pas utile pour les praticiens. Il est donc grand temps qu’on s’empare de ce problème de la compréhension, au-delà des outils d’évaluation qui tentent de mesurer un niveau, pour tenter de proposer des axes d’action. Car il n’y a pas qu’une manière de comprendre, mais plusieurs, et c’est là que se révèle la difficulté liée à la « singularité de la subjectivité ». On pourra utiliser aussi l’outil méthodologique de Bruno Latour (issu de ses travaux anciens avec M Callon, et M. Akrich) qu’il propose à propos du politique dans son dernier essai « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique » (La découverte,2017). Celui-ci ajoute à l’approche de la complexité l’idée de procès d’engendrement qui s’appuie sur l’ancienne notion « d’actant » qu’il renomme ici « animés » ou « agissants ».
Avant de définir « comprendre » il faut d’abord identifier les outils méthodologiques et conceptuels utilisables pour l’aborder. C’est pourquoi la critique d’une approche scientifique « positive » est intéressante. Elle permet de changer de regard sur l’humain et surtout sur son indissociable contexte que nombre de chercheurs ont tendance à négliger trop souvent, quoiqu’ils s’en défendent… La tentative mécaniste d’explication qui semble permise par l’informatique, nous l’avons parcourue depuis quarante années consacrée à l’éducation. Nous y avons cru à la première ère de l’Intelligence Artificielle entre 1980 et 1995. Nous en avons vu les limites en articulant ce que l’on en disait et nos pratiques d’enseignement. Le retour en grâce de l’IA ne doit pas nous faire oublier ce qu’est en réalité l’IH, cette intelligence humaine qui est faite d’articulation constante entre subjectivité et objectivité, rationalité, intuition et irrationalité (ou plutôt incomplétude).
A suivre et à débattre
BD
Une vidéo qui aide à « comprendre » l’IA:
https://www.youtube.com/watch?v=trWrEWfhTVg

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  1. […] Comprendre, en Intelligence Artificielle et Intelligence Humaine. Les récentes publication de PIRLS sur la lecture et la compréhension mettent en évidence le fait que le système scolaire français développe mieux le décodage que la compréhension (de textes écrits). La mise à disposition, par Libération, du hors-série « voyage au coeur de l’IA » (20/12/2017), permet à chacun de nous de se faire un panorama de la question de « l’intelligence artificielle » à ce jour. Au coeur de ces articles et interview, mais plus généralement derrière tous ces propos actuels sur l’IA, est posée la question de ce que signifie « comprendre ». Dès les premiers pas de l’informatique éducative, on s’est heurté à la question de l’analyse des réponses des utilisateurs aux questions posées par les ordinateurs. […]

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