Une démocratie avec le numérique est-elle possible ?

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Au vu de l’importance prise par l’utilisation et le contrôle des moyens numériques par l’ensemble des sociétés de notre terre, il est nécessaire de s’interroger sur ce que l’on appelle encore la démocratie. Des printemps arables aux gilets jaunes, des GAFAM aux pouvoirs chinois ou russes, tout converge autour du numérique pour nous indiquer qu’il est devenu le fondement de nœuds gordiens. Inextricable expression de sentiments aussi extrêmes que partagés, mais aussi incroyable tentative de prise de pouvoir de certains sur l’esprit des autres ou tout au moins sur ce que chaque esprit exprime. La démocratie athénienne est-elle celle de 1789, est-elle celle de 1968 est-elle celle de 2018 ? S’il est une chose que le numérique est en train de détricoter, c’est la démocratie représentative dans laquelle nous vivons. On peut s’en apercevoir en analysant quelques phénomènes qui peuvent inquiéter n’importe quel humain vivant en société.

  • – Lorsque j’utilise des moyens de paiement, de rétribution, d’emprunt, je fais appel à de nombreux moyens numériques (informatiques) sans le savoir dans le détail. Le système bancaire a été un des premiers à saisir l’intérêt de l’informatisation qui progressivement a permis à votre conseiller de mieux vous connaître. Aidé par des algorithmes d’analyse comportementale, il est en mesure de vous fabriquer sur mesure une offre financière, économique, voire de vous inciter (contraindre) à un comportement économique (prêt accepté ou refusé par exemple). Quid de ma parole, de mon libre arbitre face à ces moyens, ai-je encore le droit à la parole ?
  • – Lorsque je connecte mon ordinateur à Internet et que j’effectue une recherche sur le web (moteur de recherche, commerçant.), les suggestions et les résultats qui me sont proposés ou plutôt imposés sont basés sur des méthodes d’analyse de mes propres activités (et celle des autres utilisateurs). En parallèle certains influenceurs agissent en sous-main auprès de ces fournisseurs pour que leurs propositions arrivent en premier et s’imposent visuellement à vous. Une vidéo qui s’ouvre automatiquement à l’ouverture d’une page web n’a pas le même impact qu’une vidéo qui ne s’ouvre que lorsque l’utilisateur le décide. Et pourtant ceux qui choisissent telle ou telle solution sont responsables de ma limitation de choix. La démocratie, c’est bien sûr la possibilité de choisir, mais de choisir en connaissance de cause…
  • – Lorsque j’utilise mon smartphone je me trouve immédiatement dans un environnement qui va me mettre en relation. La première fonction, téléphone, est enrichie désormais des SMS, et autres applications de relation, mise en réseau. De plus, au texte s’ajoutent le son, l’image fixe et animée, autrement dit des compléments bien précieux pour comprendre l’expression individuelle et collective. Mais dès lors que je m’exprime sur le web, je perds la possibilité de suivre ce qui est fait de mon expression. RGPD, clauses contractuelles et au Conditions Générales d’Utilisation (CGU) sont d’abord des déclarations d’intention, puis des réglementations, mais absolument des impossibilités. C’est bien ce qu’il faut comprendre d’une parole qui est désormais toujours potentiellement publique dès lors qu’elle passe par mon smartphone. Ce qui en est fait ne dépend plus de moi. Dans le vote traditionnel de la démocratie, j’ai le droit de changer d’opinion entre deux votes. Sur Internet, même si je change d’opinion, la trace peut être gardée et utilisée. La démocratie représentative est mise à mal par d’une part le droit pour chacun de diffuser son propos et d’autre part la possibilité de capter ce propos et de le transformer. Ma parole ne m’appartient plus.
  • – Lorsque je me déplace, la géolocalisation permet de suivre mes faits et gestes. La fameuse liberté de mouvement, de circulation à l’intérieur d’un espace géographique politiquement défini est désormais de l’histoire ancienne. A l’inverse, j’ai de plus en plus de mal à accepter d’être dans une zone non connectée, me permettant alors de signaler ma présence. Notre ambivalence à l’égard de cette géolocalisation montre bien notre difficulté à passer du collectif à l’individuel et inversement. Je veux être libre mais connecté ! Je veux être indépendant, mais garder un regard sur ce qui se passe dans le monde. L’utilisation des moyens numériques m’insère dans une société plurielle et complexe. Le GPS simplifie ma vision du monde, la réduit à l’itinéraire qu’il m’assigne. C’est un des méfaits du numérique connecté de nous amener à réduire notre champ de vision, de compréhension du monde, tout en nous faisant croire que nous le « possédons » en conscience.

 
La démocratie et son mode de fonctionnement sont mis à mal en ce moment. Certains ministres dirigistes, comme celui de l’éducation, sortent l’argument d’autorité : interdiction du téléphone portable, règlement intérieur renforcé par des mesures envers les familles (les sauvageons d’antan ?), policiers ou gendarmes dans les écoles. Une analyse rapide pourrait faire croire que certains dirigeants pensent que nombre de famille ne sachant plus éduquer, il faut le faire à leur place. On peut retrouver ici des arguments débattus en 1791 à l’assemblée constituante : les pauvres, les illettrés ne savent pas éduquer leurs enfants, nous allons les mettre à l’école pour le faire à leur place grâce à l’instruction publique. D’en haut des pouvoirs la démocratie semble tendre vers un dirigisme fort, d’en bas des pouvoirs la démocratie semble tendre vers un individualisme court-termiste de la revendication.
Au-delà des légitimes plaintes d’une partie très hétérogène de la population il y a la question du mode de questionnement du fonctionnement de nos sociétés. Quand Emmanuel Macron a été élu en 2017, il l’a été suite à un rejet massif des partis politiques traditionnels. D’ailleurs ceux-ci ne s’en sont pas encore remis. C’est aussi les partis extrémistes qui n’ont pas non plus réussi à franchir les seuils de représentativité nécessaire en démocratie. Ce n’a pas été un rejet de la démocratie, mais des symptômes de sa maladie. Malheureusement pour tous ceux qui y croyaient, la gouvernance du pays ressemble étrangement aux précédentes, reconstruisant un modèle bien connu d’avant la fin des partis politiques traditionnels. Le mouvement populaire, mais très peu représentatif, est, dans ce qui en est exprimé au travers de tous les médias, réseaux sociaux compris, un rappel fort aux politiques. Votre démocratie n’est pas la nôtre disent-ils ! Mais de quelle démocratie voulons-nous ? Voulons-nous une démocratie ?
La question sous-jacente est celle de la reconstruction sociale. Il faut entendre le besoin de solidarité sociale, mais on entend surtout le besoin de satisfaction de revendications très individuelles. Il faut entendre le besoin d’expression, mais on entend surtout le tintamarre populo-médiatique (la manière dont dans les médias ces expressions sont diffusées). Il faut entendre le besoin de bien commun et d’éducation, mais on entend surtout l’arrivée d’une autorité externe qui impose sa vision au peuple. Il faut entendre une économie au service de l’humain sur la planète et on entend surtout le besoin de justice économique individualiste.
Dans ce contexte, il faut aussi franchir les frontières, passer les océans, vivre avec le monde. Le numérique qui pouvait nous ouvrir les yeux est utilisé pour nous les refermer. Alerte, il est temps que professionnels des médias comme amateurs du web et passionnés de la transmission et de l’éducation, nous osions renvoyer les débats à leur juste place, en prenant soin de tous, mais vraiment de tous et pas que de moi…
A suivre et à débattre
BD

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