Le « commentariat » un mal profond, entre la cour d’école et le café du commerce

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La lecture de cet article publié récemment sur le site Usbek&Rica vient en renfort de mes précédents articles sur le sujet ou proches. Le terme « commentariat » (https://usbeketrica.com/fr/article/le-commentariat-plaie-des-medias-ou-nouvelle-conversation ) y est présenté et analysé, certes un peu trop rapidement, mais de manière suffisamment claire pour y retrouver le sens de cette évolution dans les manières qu’à chacun et chacune de nous de s’exprimer dès lors qu’il en ressent « l’envie ». Enfants, dans les cours de récréations et dans les couloirs des établissements scolaires nous étions prompts à « commenter » nos enseignants, nos résultats, les autres élèves. Adulte, c’est au café du commerce ou parfois dans les « salons » que l’on se livre à ces commentaires sur tout et n’importe quoi. En vieillissant, le commentaire fait partie de la manière dont on regarde et apprécie ce monde qui prend place à la suite de celui de notre jeunesse, de notre passé récent. Pour le dire d’une autre manière, nous sommes enclins à commenter tout et n’importe quoi, cela semble être une réaction humaine « de base », « fondamentale » diraient certains. L’article qui suscite ce « commentaire » ou plutôt cette « analyse » (relisez l’article et vous comprendrez), évoque la responsabilité du monde médiatique et de la presse en particulier. Avec le courrier des lecteurs, on peut lire nombre de commentaires, filtrés, bien sûr, mais aussi encouragés par le milieu journalistique qui déclare avoir besoin de « clients » pour accompagner l’information. Soit le client témoin sur place, soit l’auto-expert désigné invité à exprimer ses commentaires.

 

Formes médiatiques et commentariat

 

C’est alors qu’intervient l’évolution des formes médiatiques qui amplifient ce mouvement de commentaires : d’une part, les chaines qui diffusent en continu ont besoin de meubler les faits par l’apport des commentaires qui permettent de maintenir un niveau de pression sur le spectateur. Il faut bien sûr avoir de « bons clients » et suffisamment nombreux pour meubler : soit le micro/caméra trottoir, soit l’expert désigné comme tel… Une autre évolution de la forme médiatique est d’abord technique en permettant à chacun et chacune de faire ses commentaires, via le web. Au courrier des lecteurs soigneusement trié, se substituent les « commentaires » plus ou moins filtrés, quand il ne s’agit pas purement et simplement d’un échange de commentaires entre les journalistes et les lecteurs/auditeurs. Plus encore, les fameux réseaux sociaux numériques ont ouvert des espaces d’expression dont se sont emparées nombre de personnes aussi diverses dans leur intérêt que dans leur pertinence. Le triomphe du commentaire, court en particulier, est tout à fait impressionnant. Étonnant de voir, comment une petite phrase de commentaire bien sentie est aussitôt lue et relayée. Alors que les textes un peu denses, longs sont la plupart du temps ignorés. Comme nous l’écrivions récemment, désormais pour exister, il faut commenter…

 

Rumeur, complot, fausses nouvelles, le spectacle de la parole

 

Une analyse proche nous vient d’un tout autre univers, celui d’un aventurier et alpiniste : Rheinold Messner écrit en 2015 : « Mais notre capacité d’empathie diminue aujourd’hui car on ne communique plus face à face. On est de plus en plus arrogants, au risque de favoriser l’émergence de sociétés antilibérales et antidémocratiques. Internet a fait naître quantité de nouvelles formes de relations. Les gens sont devenus plus narcissiques. En ligne, on peut se mettre au centre de tout, ou bien exercer son pouvoir en injuriant qui que ce soit. Cette forme de narcissisme, jadis le fait des seigneurs et des puissants, s’est répandue dans le monde entier via la Toile. L’individu se croit unique et fort, et cette outrecuidance déshumanise la société.  » (Sur-Vivre, Glénat 12015,  p. 193). Cette évolution prend tout son sens désormais et nous sommes devant des faits qui ne peuvent qu’inquiéter. Faut-il alors éduquer au commentariat ?

 

Il semble bien que le « commentaire à l’emporte-pièce » soit un fait très largement partagé dans la population. La violence des propos tenus dans des cercles privés, des cours de récréation, des comptoirs de bistrot et parfois des salles des professeurs se propage aussi sur Internet. Et ce sont parfois les mêmes qui utilisent ce vecteur pour exprimer, brièvement, leur ressenti via les réseaux sociaux numériques. Dès lors le spectacle donné à tous, et en particulier aux enfants, aux jeunes, par imitation les amène à adopter ce mode d’expression. Comment, dans un tel contexte, peut-on amener un jeune à « mesurer » et « modérer » ses propos, en privé comme en public ?

 

Apprendre à choisir la forme d’expression

 

Apprendre d’abord à percevoir les formes de réceptions possibles de ces commentaires. À partir d’un ensemble de propos tenus à la suite d’un article ou d’un propos sur un réseau, recueillir toutes les remarques, tous les commentaires et les catégoriser. Selon le travail engagé, on peut soit demander aux jeunes d’évaluer la pertinence, la force, la violence etc… soit de rédiger des commentaires en retour de commentaires existants pour ensuite débattre collectivement des choix faits et des propos tenus. On peut plus simplement demander de hiérarchiser les commentaires selon un degré d’agressivité, de violence ressentie de manière d’abord individuelle puis de comparer en petit groupe les écarts.

Apprendre à commenter en se basant sur des formes imposées par la personne qui pilote le groupe : commentaire positif, encourageant, sceptique, négatif, agressif etc… Il s’agit alors d’amener les jeunes à confronter leur perception, voire leur émotion, dans un exercice de commentaire. Les commentaires sont effectués sous une forme qui peut être imposée. C’est le cas des réseaux sociaux qui fixent des règles d’écriture et de possibilité de commentaires. Cela peut aussi se traduire par des exercices d’écriture à format contraint, pas uniquement court.

 

La question du fond, de la valeur des commentaires

 

Au-delà des pratiques éducatives sur la forme, il y a les pratiques sur le fond, c’est-à-dire fondées sur la qualité d’un commentaire. Cela suppose une capacité réflexive que l’on peut parfois imposer soit en interdisant l’immédiateté, soit en imposant le partage avant publication. Il peut être intéressant de travailler sur la question de la modération des commentaires. D’une part en identifiant et mettant en oeuvre des règles de modération existantes, d’autre part en analysant des modérations effectuées par tel ou tel site. Le sens des commentaires et la valeur attribuée à chacun par un modérateur est un bon indicateur pour comprendre les problèmes posés par les commentaires.

Enfin une question mérite d’être abordée : celle du vécu des commentaires entre jeunes. Quand un jeune disait « il m’a traité » pour se plaindre d’une injure ou d’une remarque il signifiait clairement son rejet du commentaire. Parfois cela peut aller jusqu’à des violences physiques faisant suite à des échanges verbaux agressifs. Apprendre à ressentir, à réagir, à mettre à distance est un travail complexe qui est aussi un travail sur soi. Les adultes, comme les jeunes ont beaucoup de mal à aborder cette pratique, du fait d’une exacerbation, d’une mise en avant, d’une valorisation du « commentaire ». On retrouve ici les questions soulevées dans l’article qui a suscité ce billet. La dérive actuelle vers le commentaire sans retenue mérite qu’un travail éducatif soit engagé et qu’il implique aussi les responsables politiques (cf les débats de l’Assemblée nationale et les suites en ligne). Car ce sont bien les adultes qui montrent ce chemin qui, si l’on en juge par l’analyse citée ci-dessus, risque nous amener sur des chemins d’une société déshumanisée !!!

 

A suivre et à débattre, mais pas à commenter…

BD

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