Les "nés avec" nous dérangent

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La question des compétences des jeunes dans les usages des TIC fait souvent l’objet d’étonnants discours dont l’étayage mérite d’être analysé afin d’en démonter le mécanisme et d’essayer de mieux définir les objets dont on parle. Pour résumer la question de manière classique, on dira que beaucoup d’adultes disent que les jeunes sont « plus à l’aise » avec les technologies nouvelles qu’eux mêmes. Cette analyse souvent reprise aussi bien par les médias que par les politiques (cf. des propos de Lionel Jospin en 1998 par exemple) vient simplement du fait que les témoignages d’adultes exprimant ce sentiment ont été extrêmement courants depuis l’avènement de l’ordinateur dans la sphère familiale. Parents souvent surpris par l’intérêt vif de leurs enfants pour ces technologies, se sentant dépassés par des manipulations qu’eux mêmes ne savaient pas faire, enseignants peu à l’aise devant la machine et surpris de voir quelques élèves les aider à sortir de situations difficiles alors qu’il n’y a pas d’enseignement formel avancé de cet outil à l’école.
Cette analyse a eu un large écho, surtout dans les milieux spécialisés, lorsque l’expression « digital natives » a fait florès dans la bouche de tous et que cette expression a fait la réputation d’un observateur nord américain, spécialiste des tic, Marc Prensky. Récemment cette question est revenue dans l’émission de France Culture sur l’école numérique (émission « rue des écoles » du 17 mars 2010). Je n’ai pas pu m’empêcher de réagir à la manière dont les intervenants ont tenté de remettre en question les supposées (ou réelles ?) compétences des élèves dans la maîtrise des TIC. Je me suis donc mis en devoir d’analyser plus avant les propos tenus dans cette émission et les mettre en écho avec des débats anciens qui ont commencé lorsque j’ai fait ma thèse sur le B2i. Au cours de cette recherche j’avais interrogé plus de 220 jeunes de CM2 et de 3è sur leur maîtrise simple de l’informatique et d’internet en 2003. Or il s’avérait qu’en utilisant la technique du questionnaire suivie d’un entretien d’explicitation (avec recherche de preuve de la maîtrise par énoncé de la procédure), la très grande majorité des jeunes (plus de 80% à l’époque déjà) déclarait maîtriser effectivement quelques compétences de base.
A l’époque déjà un enseignant dans la classe duquel je m’étais rendu m’avait dit, suite à un entretien avec ses élèves, que certains d’entre eux disent au professeur qu’ils savent faire (problème de méthodologie d’enquête) alors qu’en réalité ils ne maîtrisent pas le geste quand ils sont en situation ( ce que je constatais dans l’entretien d’explicitation et que j’ai pu parfois observé dans la demande de « refaire ») Mais cette recherche ne portais que sur des compétences techniques de base : rédiger un texte et l’imprimer, écrire un courriel et l’envoyer en y joignant une photo etc… Dans l’émission évoquée ici, un des intervenants déclare « non ils n’ont pas des compétences, ils ont des habiletés ». A la suite de ces propos deux exemples de non maîtrise sont évoqués et aucun des deux ne démontre cela. En effet le premier exemple cité est le suivant : les jeunes qui ont fait des blogues ne savent pas que ce qu’ils écrivent est vu par tous les internautes que c’est un espace public alors qu’ils croyaient écrire pour leurs copains. Ici il ne s’agit de maîtrise technique au sens premier du terme. Il s’agit de la compréhension de l’effet de l’outil sur le système environnant ce que l’intervenant appelle les compétences de citoyen, et donc pas les compétences techniques, mais la connaissance de tous les aspects fonctionnels d’un système technique.
Un autre intervenant de cette émission évoque le fait que l’on peut tous constater une habileté manipulatoire certaine voire une certaine intelligence, mais aussitôt cela dit, il énonce un argument (d’autorité en partie) en parlant de « toutes les enquêtes un peu sérieuses » qui montrent que « ça fonctionne pas comme ça et que c’est extrêmement superficiel » (sic- je cite après transcription). Il convoque alors une étude (avec encore un argument d’autorité) un chercheur de Stanford montre que « les jeunes qui sont censés être très multitâches … ils ont des problèmes de mémorisation ils ont des problèmes de cohérence cognitive et en plus ils sont beaucoup moins multitâche que ceux qui sont réservés vis à vis des technologies » (sic). Autrement dit cet intervenant nous parle de ces jeunes qui sont de grands utilisateurs des TIC qui seraient moins habiles en terme de processus cognitif que ceux qui varient les supports de l’activité intellectuelle. D’ailleurs il n’hésite pas ensuite à dire que les jeunes ne sont pas si demandeurs pour les apprentissages, qu’ils sont demandeurs d’un enrichissement de l’école traditionnelle et que la majorité des jeunes ne veulent pas qu’uniquement les technologies pour apprendre (citant alors une étude de Educause, encore une autorité).
Ainsi l’on constate que lorsque l’on parle de la maîtrise des technologies par les jeunes, une grande partie des commentateurs et des chercheurs (au moins dans leurs propos médiatiques ici) confondent au moins quatre niveaux : performance technique, connaissance de l’ensemble des possibilités offertes par les technologies, habiletés cognitives, représentations mentales et culturelles. Or c’est de cette confusion que vient l’ensemble du problème. Car en définitive, l’ensemble de ces propos vise, de manière implicite un but : rassurer l’école dans se mission d’éducation et de développement des compétences et empêcher de laisser passer l’idée que l’on pourrait bien apprendre sans elle. Cet aspect du problème qui n’est que très rarement, voire jamais, évoqué est pourtant au centre du problème : quelle doivent être les actions à mener à l’école par rapport à des pratiques sociales nouvelles (inattendues…) ? C’est probablement pour cette raison que les TIC ne parviennent pas réellement à trouver une place dans le système scolaire. Mais c’est aussi une autre raison, évoquée brièvement dans cette émission et vite oubliée dans le débat : un intervenant dit que la société s’est adaptée aux TIC, les jeunes et les familles se sont adaptés aux TIC et les utilisent, mais que l’école reste globalement en dehors de ce mouvement. L’incapacité de l’école à faire face à ces changements, si souvent présentée et questionnée dans ce blog, reste une énigme dont nous pouvons entrevois ici l’une des causes : l’absence d’une définition claire de ce qui fait problème pour les finalités d’un système scolaire : développer des compétences techniques, cognitives, culturelles, ou encore développer une connaissance des objets, des règles, des enjeux et de leur mise en œuvre etc… On pourrait démontrer à l’envie et pas seulement à propos de cet objet « étrange » que lorsque le système scolaire tente de scolariser un objet social elle est en difficulté, beaucoup plus en tout cas que lorsqu’il s’agit d’un objet technique ou intellectuel déjà circonscrit par des travaux de théorisation antérieurs. En d’autres termes le système scolaire est beaucoup plus à l’aise dans un schéma descendant (déductif) que dans un schéma remontant (inductif) ou même mixte (dialogique)….
Si l’on s’interroge sur la manière dont les enfants apprennent au cours de leur vie on peut désigner plusieurs époques :

  • – celle principalement pilotée par l’instinct qui permet d’apprendre (les deux premières années),
  • – celle de l’exploration (petite enfance préscolarisation),
  • – celle de l’investigation relationnelle accompagnée (entrée dans l’enseignement primaire),
  • – celle de la contrainte (passage dans la scolarité),
  • – celle de l’équilibration (mise en tension du scolaire et du sociétal en vue de faire des choix et de progresser),
  • – celle de l’activité (l’apprentissage est alors guidé à partir de l’activité) qui se joue en même temps que celle de la socialisation (celle de l’installation dans des interactions sociales globales),
  • – celle de la consolidation (qui se fait en fin de carrière, au moment où l’accumulation d’expérience amène à la synthèse. Bien évidemment

Cet ensemble de périodes, qui ne sont ici distinguées que pour permettre une modélisation explicite mais qui dans la réalité se superposent à certains moments, est évidemment traversé par une dynamique globale que l’on peut nommer l’apprentissage par l’expérience (la sienne et celle des autres qui nous entoure) autrement appelée apprentissage de la vie quotidienne (cf. l’ouvrage de et coordonné par Gilles Brougère avec le titre éponyme, Puf 2009).
A partir de cette typologie on peut tenter de superposer le développement des TCI dans l’ensemble de la société et tenter d’analyser l’impact à chaque période d’apprentissage de la vie. On constatera d’abord qu’il est ordinaire que les enfants, les jeunes maîtrisent moins leur environnement que les adultes, surtout lorsqu’ils sont spécialisés dans ce domaine. Autrement dit, considérer que les jeunes ne maîtrisent pas vraiment les TIC est une banalité ordinaire. Mais constater que la maîtrise est différente et ne porte ni sur les mêmes objets si sur le même rapport aux objets est une obligation intellectuelle. Tenter de situer cette maîtrise en concurrence avec celle que propose le système éducatif et universitaire exprime une dimension idéologique et psychosociologique que Jean Paul Gaillard, dans son ouvrage sur les mutants, illustre dans certaines pages sur d’autres registres que celui des technologies. La question de la crise générationnelle qui se cristallise ici autour des TIC doit être élargie à l’évolution plus large des changements générationnels.
L’informatique et Internet sont probablement les symboles et les techniques d’un nouvel accès à l’individuation. Ils arrivent au même moment que d’autres évènements sociaux, politiques et économiques auxquels ils sont liés. Mettons par exemple en perspective les propos tenus lors de l’éclatement de la bulle Internet en 2001 avec ceux récemment tenu à l’occasion de la crise des subprime et de la spéculation. On reconnaîtra ici d’étonnantes convergences qui mériteraient une étude approfondie.
Le monde scolaire appartient, dans sa structure, à l’ancien monde. Or le monde qui se construit met en porte à faux le monde scolaire et ses acteurs. A l’intérieur de celui-ci les évolutions existent mais elles restent à la marge tant la structure résiste. En tentant de nommer les incompétences des jeunes, sans pour autant clarifier le champ de celles-ci, certains essaient de justifier le fonctionnement historique de l’institution scolaire, ils sont dans leur rôle normal et on ne peut que le constater, sans même le déplorer, tant ils sont probablement pris, parfois inconsciemment, dans cet imaginaire collectif depuis leur enfance et au delà, dans leur structure culturelle interne.
Est-ce pour autant qu’il ne faille rien faire et accepter les choses telles qu’elles ? Absolument pas. Dans un premier temps, la première action et la plus urgente est d’engager un dialogue constructif et structurant entre les jeunes et les adultes. Ces derniers d’ailleurs, auraient d’abord besoin de se poser le problème de leurs propres compétences, de celles qu’ils ont acquises, de celles qu’ils utilisent, mais aussi et surtout de celles qu’ils ont enfouies  voire oubliées…
A suivre et à débattre
BD

3 Commentaires

  1. Merci pour cette réflexion sur le niveau de compétence des « digital native » qui permet enfin de nuancer le débat.
    Tout jeune né après 1981 n’est pas un geek dans l’âme, tenons-le pour dit,et bon nombre d’entre eux s’intéressent plus au foot qu’aux réseaux sociaux, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne participent pas à ce type d’outil.
    Tout à fait d’accord, par conséquent pour parler d’habilités plus que de compétences et pour souligner que beaucoup de jeunes n’ont pas vraiment conscience de leur pratique et de la portée de celle-ci: réfléchir sur ses propres pratiques, les savoir-faire mobilisés, la possibilité d’utiliser ces savoir-faire à des fins d’acquisition de connaissances me semble indispensable pour tout utilisateur du web. Il en est de même pour la réflexion sur les conséquences de ses actions en ligne mais ici la réflexion semble plus avancée.
    Alors le dialogue doit être poursuivi, et la question des compétences posée, mais non en terme de « problème »: en la matière il n’y a -presque plus- d’incompétents, il y a seulement des niveaux de pratique suivant les besoins de tel ou tel utilisateur du web.
    Jeunes comme adultes doivent alors examiner leurs pratiques, prendre conscience et analyser leurs habiletés , pour les réinvestir dans la construction de connaissances nouvelles.
    Cette prise de conscience fait partie de l’acquisition des compétences et permet aussi d’identifier les pratiques dont chacun a besoin pour être plus efficace dans son apprentissage.

  2. Merci pour cette réflexion sur le niveau de compétence des « digital native » qui permet enfin de nuancer le débat.
    Tout jeune né après 1981 n’est pas un geek dans l’âme, tenons-le pour dit,et bon nombre d’entre eux s’intéressent plus au foot qu’aux réseaux sociaux, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’y participent pas .
    Tout à fait d’accord, par conséquent pour parler d’habilités plus que de compétences et pour souligner que beaucoup de jeunes n’ont pas vraiment conscience de leur pratique et de la portée de celle-ci: réfléchir sur ses propres pratiques, les savoir-faire mobilisés, la possibilité d’utiliser ces savoir-faire à des fins d’acquisition de connaissances me semble indispensable pour tout utilisateur du web. Il en est de même pour la réflexion sur les conséquences de ses actions en ligne mais ici la réflexion semble plus avancée.
    Alors le dialogue doit être poursuivi, et la question des compétences posée, mais non en terme de « problème »: en la matière il n’y a -presque plus- d’incompétents, il y a seulement des niveaux de pratique suivant les besoins de tel ou tel utilisateur du web.
    Jeunes comme adultes doivent alors examiner leurs pratiques, prendre conscience et analyser leurs habiletés , pour les réinvestir dans la construction de connaissances nouvelles.
    Cette prise de conscience fait partie de l’acquisition des compétences et permet aussi d’identifier les pratiques dont chacun a besoin pour être plus efficace dans son apprentissage.

  3. Bonjour,
    Le dialogue semble effectivement la seule issue pour que l’école puisse assurer toutes ses missions, tout en assumant que le fait que chaque enfant, comme chaque adulte, soit aujourd’hui potentiellement inscrit dans une logique d’apprentissage tout au long, et tout au large de la vie, c’est-à-dire aussi hors institution, via les réseaux et les TIC.
    Cependant, dans cette dynamique, la capacité de chaque personne, enfant et adulte, à traiter le plus efficacement possible de l’information, de plus en plus numérisée, pour construire des savoirs en vue de mobiliser des compétences reste un vrai challenge !
    De mon point de vue, l’école est, et doit rester, un lieu privilégié pour assurer cet apprentissage, au delà de la performance technique des outils, vers une maitrise progressive des règles et des enjeux des pratiques, comme naturellement dans d’autres domaines.
    « Nés avec » et pas « Nez dedans » ;:)
    Cordialement – Jean

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