L'avenir des lieux de savoirs dans une société numérique

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(ce message a été diffusé d’abord sur la liste cdi-doc)
Les CDI sont-ils des lieux de savoir ? Ils sont en tout cas des lieux dans lesquels on rend possible le contact « direct » avec le savoir. Mais être en contact avec l’information et le savoir ne présuppose pas la connaissance. Or les lieux de savoir se veulent aussi des lieux de passage. Malheureusement, ces lieux se sont multipliés et se sont spécialisés. A l’intérieur de ces lieux les personnels accompagnent l’histoire de ces lieux et tentent parfois d’infléchir telle ou telle évolution dont ils pressentent les inconvénients. A l’extérieur, les usagers mais aussi les non-usagers se situent par rapport à ces lieux selon des approches souvent bien différentes et parfois les rejettent. Pour être un lieu de passage, le lieu de savoir doit être avant tout un lieu humain : humanité présente ou virtuelle, le passage est bien une transaction, une médiation, une transformation vers un ailleurs parfois insécurisant (l’ignorance est souvent sécurisante…).
L’histoire a permis le développement d’une multiplicité de lieux de savoirs dans nos sociétés, qu’elles soient anciennes, nouvelles, traditionnelles ou modernes… Les musées, les bibliothèques, les universités, les écoles, et donc aussi les CDI, sont les plus illustres des représentants de ces lieux de savoirs. Le développement du numérique au cours des 15 dernières années, qui ont vu l’émergence de la mise en réseau à l’échelle mondiale comme une norme possible d’échange des informations, est en train de remettre en cause non seulement les lieux, mais aussi les modalités d’accès aux informations, aux savoirs, et aussi à la connaissance. L’information est ici considérée comme le matériau brut de base, le savoir comme une information établie au rang de « vérité provisoire scientifiquement acceptée » et la connaissance comme ce que chacun de nous construit à partir des interactions avec son environnement.
Le développement séparé des lieux de savoir est particulièrement étonnant, en amont même de l’ère du numérique. Du fait de la presque étanchéité des lieux entre eux et de l’ignorance respectueuse les uns des autres. On rétorquera que de nombreux partenariat existent. Certes, mais qu’est-ce qu’un partenariat ? Dans la définition c’est l’approche de deux points de vue sur un objet commun, mais tout en sachant que chaque partenaire reste dans son espace. Or qu’observe-t-on une fois le partenariat passé : le repli chacun chez soi. Soudainement le numérique a commencé à estomper certaines frontières. Soudainement aussi, les lieux culturels en particulier se sont senti une mission pédagogique nouvelle qui renouvelait leur mission ancienne de conservation, d’ordonnancement et de mise à disposition. Désormais, chaque lieu de savoir s’empare progressivement de parcelles qui étaient traditionnellement dévolues aux autres.
Dans le système scolaire et à l’instar de ce que préconisaient M Hassenforder et G. Lefort dans « pédagogie et documentation », le CDI est un lieu « hybride ». Pour ces auteurs il est effectivement un « lieu de savoir », mais comme les autres lieux il subit les effets des frontières que l’on vient de décrire et que l’on retrouve dans le monde scolaire entre les disciplines. Mais les frontières ne sont pas ici seulement disciplinaires, elles sont aussi pédagogiques. Dans l’esprit « lieux de savoir » il n’y a pas ces cloisons, elles n’existent pas plus que dans la « vraie vie ». Malheureusement, cet esprit qui s’inspirait en 1974 des pédagogies nouvelles, basées sur des intuitions comme celle d’Ivan Illich (déscolariser l’école – et non pas une société sans école, cette mauvaise traduction du titre), Paolo Freire et autres chercheur praticiens engagés dans un renouvellement de l’idée d’une éducation libératrice. Or le système traditionnel de conception des savoirs dans notre société française est fortement marqué par la conception de Condorcet et de ses prédécesseurs et de nombre de ses successeurs. Si vous relisez ses cinq écrits sur l’instruction vous mesurerez que l’école n’est pas vraiment un « lieu de savoir », mais un lieu d’accès à un savoir qui se voulait, et qui était à l’époque libérateur. L’intuition des pédagogies nouvelles est d’avoir senti que le monde scolaire était justement mis à mal par les frontières qui s’étaient mises en place en vertu d’un projet politique et pédagogique ancien et historiquement situé.
Ces pédagogies nouvelles n’avaient pas le numérique a portée de la main, mais elles l’ont rapidement pris en compte (cf. les écoles Freinet) pour enrichir le projet global. Plus récemment, dans la suite du travail de Joffre Dumazedier, le courant de l’autoformation continue d’interroger ces isolements. En partant du sujet, de la personne qui apprend, on s’aperçoit qu’au final, c’est toujours lui, elle qui fait le lien. Mais comment aider à faire du lien avec des lieux éclatés, cloisonnés ? La création des CDI portait, avec l’accès direct au livre, au document, cette utopie dénoncée lors de la démocratisation du livre : « n’importe qui » peut « toucher » le livre directement, sans intermédiaire, mais accompagné par un cadre pédagogique qui n’est pas un carcan.
L’évolution, dans le monde entier, des lieux de savoirs (idea stores en Angleterre, universités ouvertes en Suède, learning center, etc…), accompagnée par le très rapide, voire fulgurant, développement des usages du numérique (fussent-ils futiles…), remet sur le devant de la scène le questionnement sur l’apprentissage et sur les modèles qui traditionnellement les portes : désormais dans un musée, on trouve des librairies, des dispositifs pédagogiques, dans une bibliothèque on trouve des expositions, des agoras, des spectacles de Jazz etc… Et dans les écoles, les collèges les lycées ? Nombre de professeurs documentalistes ont pris en charge cette ouverture, au delà de la définition stricte de leur métier. Espace d’exposition (internes et externes), conférences, animation etc… Mais dans les faits la reconnaissance explicite de cette évolution est encore faible. Or, ces évolutions, et le numérique enrichit l’espace de nouvelles potentialités qui permettent d’aller au delà de la culture savante pour ouvrir aussi aux « autres cultures » plus spécifiques à ceux qui fréquentent les CDI, sont essentielles pour l’avenir d’un enseignement qui se définit comme un « accompagnement structurant » guidant certes, mais surtout structurant cet environnement culturel nouveau.
D’une définition classique à une définition anthropologique, le terme culture accompagne une évolution des lieux de savoirs. Certes ils restent encore cloisonnés, mais pour combien de temps encore ? Les rapprocher relève du miracle… Mais pour les usagers de ces lieux, de même que les non usagers de ces lieux (qu’il ne faut jamais oublier) l’essentiel est l’accès au savoir dans un monde décloisonné. Le risque perçu par de plus en plus de responsables de ces lieux de savoir est que le numérique ne devienne le seul espace d’accès au savoir, qu’il se constitue en « lieu de savoir » privé, voire solitaire. L’une des caractéristique essentielle du CDI est de ne pas être organisé, ni comme une bibliothèque ni comme un musée, ni comme un classe, mais de permettre ces activités et bien d’autres encore. Puisse-t-il renforcer cet aspect pour devenir un vrai « lieu de savoir » permettant le décloisonnement, l’accompagnement, la structuration. S’il tombait dans l’un des trois modèles évoqués, il perdrait l’essentiel. Mais ce ne serait rien, si les conséquences sur les élèves, sur la population en général et à long terme n’étaient pas de risquer de maintenir une partie de la population « en dehors du savoir » et du coup les condamner à n’avoir plus comme lieu de savoir que les espaces numériques désormais de plus en plus difficiles à utiliser de par les logiques économiques sous jacentes qui imposent du « bruit » documentaire fort… Et chacun de nous sait que la question du bruit, dans les CDI est centrale pour permettre l’accès au savoir….
Bruno Devauchelle

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  1. […] This post was mentioned on Twitter by Mireille GERU and Lycée Jules Fil , brunodev. brunodev said: nouveau message, L'avenir des lieux de savoirs dans une société numérique – http://www.brunodevauchelle.com/blog/?p=811 […]

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