Le court terme, le mal d'une société accélérée par le numérique ?

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Le développement de l’informatique s’est traduit par une accélération des flux informationnels et une généralisation de l’interactivité communicationnelle instantanée. Nouveau coup d’accélérateur après celui de l’industrialisation, des transports et infrastructures de déplacement (route, rail air). Cette accélération touche désormais chacun de nous personnellement au travers des usages individuels des moyens numériques dont nous disposons désormais presque tous. Par le fait, nous avons tous fait l’expérience de l’impatience : impatience devant un ordinateur lent au démarrage, impatient devant une connexion Internet au débit faible, impatient lorsqu’une réponse à un message instantané se fait attendre, impatient quand le téléphone sonne dans le vide… laissant trop rapidement la place au répondeur automatique. C’est cette expérience intime qui, me semble-t-il, est en train de marquer un changement important dans la manière d’être en société, de vivre l’organisation sociale.
Ce changement « essentiel » réside dans l’expression « court-terme ». Notre impatience nous amènerait de plus en plus à rechercher des résultats rapides à toutes nos actions. De l’investisseur qui cherche un rapide retour sur investissement à l’électeur qui attend un retour matériel de son vote, chacun de nous serait en train de choisir le court-terme comme élément de base de son fonctionnement social. Il y a de nombreux exemples de l’expression de cette prédominance du court-terme et dans tous les domaines. Même si la quantification de ce temps est variable selon les cas, on remarque qu’à l’accélération du flux informationnel et communicationnel correspond une transformation profonde de nos manières d’être.
Ce court-terme se traduit aussi chez certains, plutôt jeunes (mais pas tous), par la continuité communicationnelle. Dès que l’on se quitte physiquement, on reste en lien par les technologies disponibles afin de ne pas « perdre de temps ». La multiplication de ces observations amène à interroger l’éducateur sur le sens de son action. Eduquer c’est d’abord une action qui s’inscrit dans le long terme. De plus l’éducation ne fonctionne pas de manière univoque : autrement dit à une action ne correspond pas un seul retour, qui plus est rapide. Cette opposition entre le mode de l’éducation (au sens large) et la montée du court-termisme est source de délégitimisation de tout acte éducatif : il ne vaudrait pas grand-chose car il ne rapporte rien immédiatement. Les comportementalistes ont bien compris cela qui prônent le résultat rapide d’une action (input-output). De même l’informatique nous a habitué à ce même mécanisme basé sur une logique binaire et immédiate. J’appuie sur une touche et j’ai immédiatement le résultat, le retour. C’est l’immédiateté apparente qui amplifie le court-termisme. D’une part l’instantanéité de la réponse, d’autre part l’impression d’absence d’intermédiation, deux éléments qui constituent l’immédiateté et qui renforcent le questionnement sur le court terme.
La « transparence » est-elle un mythe ? En tout cas la quête de la transparence comme celle de la démocratie idéale a été portée par l’avènement de la mise en réseau généralisée et interactive. Mais ni l’une ni l’autre n’ont émergé. D’une part les rêve de démocratie numérique s’estompent face aux manipulations informationnelles d’autres par la transparence n’est qu’une apparence, une opacité en réalité qui cache aussi bien les intentions que les algorithmes sous-jacents. Le court terme est alors une réponse possible à l’angoisse cachée de l’usager. Si j’ai rapidement, en retour de mes actions, une récompense à laquelle je m’attends, il y a de bonnes chances que, même si ce n’est pas transparent ni démocratique, je sois satisfait du résultat. L’idéologie du résultat qui, seul compte, vient renforcer cette vision à court terme.
Si nous analysons cela en terme socio-politique, au moment d’une élection démocratique, on s’aperçoit rapidement que nous avons tendance à ne plus voir que le court terme. Et un résultat à court terme qui soit clairement perçu : une ligne sur la feuille de salaire ou d’impôt, un gendarme au bout la rue, un retour rapide de mon travail par une gratification directe etc… A écouter des interviews de citoyens mais aussi des discours politiques, on s’aperçoit que c’est bien le retour rapide qui est attendu. Tout politique qui le comprend fait des promesses… que parfois il ne tient pas ou du moins nous ne le percevons pas. L’art du populiste qui réussit c’est d’associer le geste (la distribution d’un bienfait) à la parole (l’annonce de ce bienfait) à court terme. Même si cela a des conséquences négatives à long terme, il parie sur le fait que cela ne se verra pas, n’aura pas autant d’impact si c’est à long terme. Un élu disait qu’il est plus facile de décider d’une amélioration visible par le citoyen même si elle est moins importante qu’une amélioration invisible pour lui.
Faut-il éduquer à l’acceptation du long terme ? Il semble bien que ce soit de rééducation qu’il s’agisse. Car le rapport au temps s’est transformé avec l’accélération des communications matérielles d’abord puis des communications numériques. Nous avons peu à peu vu diminuer une pensée globale, holistique qui dépasse l’ici et là, le maintenant. On éduque les tous petits à patienter, à ne pas obtenir immédiatement ce qu’ils ont envie. Cela semble de plus en plus difficile, au moins dans ce que l’on entend dire de jeunes parents. Mais chez les personnes plus âgées on a aussi cette attente du ici et maintenant, peut-être est-ce du côté de la fin de vie qu’il faut chercher l’origine de cette attente.
Les moyens numériques sont une formidable fenêtre ouverte sur le monde. Mais ils sont aussi le terreau d’un repli sur soi, d’un repli identitaire. Pas étonnant, l’idée d’un monde globalisé fait peur, même si certains le voient advenir comme Marc Augé dans « L’avenir des terriens. Fin de la préhistoire de l’humanité comme société planétaire » (Editions Albin Michel 2017). Manifestement cette vision qui peut sembler utopique est pourtant plus réaliste qu’on ne le pense. Mais la porte d’entrée est étroite et pour l’instant elle passe d’abord par le repli sur le court terme et sa cohorte de conséquences. Et pourtant avec le web, j’ai désormais une possibilité d’aborder le monde et sa complexité qui n’a jamais été connue auparavant : je peux communiquer avec l’autre, quel qu’il soit, en présence et à distance, je peux observer les méandres de nos sociétés…
Souhaitons que le monde éducatif s’empare de cette question du développement d’une pensée globale et à long terme. Sinon nous sommes condamnés à découvrir chaque jour les résultats de notre inconséquence. Car ce qui est vrai à court terme ne l’est pas forcément à long terme. Si dans « mon ile » je peux me protéger, celle-ci sera inéluctablement détruite si je ne sais prendre la mesure du monde : les instruments existent, apprenons à nous en servir !
A suivre et à débattre
BD
[cite]

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