Apprendre à « faire société », l’étape d’après…

Print Friendly, PDF & Email

Trop souvent on parle de l’école comme le lieu de l’apprentissage du vivre ensemble. Si cela est juste, cela est insuffisant. Vivre ensemble ne peut se concevoir que dans un projet collectif et commun qui unit une population autour de valeurs et d’ambitions qui sont incarnées par des institutions, des lois, et surtout un peuple. Que se passe-t-il depuis de nombreuses années ? Les sociétés, les nations qui se sont construites au fil du temps, ont montré leurs faiblesses dans des affrontements meurtriers. La circulation des personnes et des biens a permis de transformer progressivement les sociétés, allant parfois jusqu’à les rapprocher ou les disjoindre. Mais surtout elle a permis des métissages qui ont amené à davantage de compréhension entre les humains. La circulation des informations s’est amplifiée dès le XIXè siècle, pour prendre le dessus à la fin du xxè siècle. À la suite de la radiodiffusion, de la télévision, l’informatique, appuyée par la télématique et le multimédia, a transformé ces circulations en leur donnant une telle importance et une telle rapidité, que ce qui constituait des limites physiques aux échanges a été dépassé et que c’est du côté des formes de pensée que les transformations les plus importantes se sont produites, du côté des cultures. Les métissages rendus ainsi possibles se sont tellement étendus et sont devenus quasi invisibles tant ils sont ordinaires, quotidiens. Ainsi en est-il des biens matériels et désormais des biens numériques, informationnels et communicationnels.

Avant les évènements récents de cette année 2020, confinement, assassinat d’un enseignant, la posture largement évoquée par les pouvoirs publics se contentait des valeurs de la République et du vivre ensemble. Mais c’était peut-être une sous-estimation d’un courant qui monte petit à petit et qui fait fi des lois en place et qui entend y substituer soit une loi personnelle (incivilités) soit une loi transcendante qui s’appuie soit sur des croyances soit sur des opinions, voire même des philosophies. Si cela n’est pas nouveau dans l’histoire des sociétés démocratiques (qu’on se rappelle la période historique de 1920 à 1939) cela a repris de la force avec une évolution paradoxale : d’une part de phénoménaux progrès scientifiques et techniques et, d’autre part une détérioration de plus en plus rapide de l’écosystème terrestre. A cela s’ajoute donc l’évolution générale autour de l’information et de la communication. Cela se traduit, entre autres, par une circulation inflationniste de propos de tous ordres et de manière virale, une incitation à l’expression pseudonymisée ou anonymisée, et surtout un développement important de propos au minimum polémiques et, bien pires, injurieux, violents…
Au-delà des drames, il y a d’abord cette agressivité ordinaire qui traverse potentiellement chacun de nous et que nous apprenons à canaliser dès la petite enfance, grâce à l’éducation parentale, familiale, sociale et éventuellement scolaire. Cette question de la place de l’école dans ce processus ne doit pas être mise de côté, mais sans illusion ou naïveté, tant l’histoire a montré qu’elle avait des difficultés à faire évoluer les postures personnelles du fait de sa forme institutionnelle. En effet en voulant formater les esprits (pour certains) ou les émanciper (pour d’autres), l’institution scolaire s’est progressivement séparée de l’éducation familiale et sociale. À tel point qu’elle parvient de moins en moins à intervenir de manière efficace dans certains champs d’activité. C’est pour cela que l’école construit des « éducations à, éducation aux ». Si pour l’informatique et les compétences techniques associées cela semble s’être résolu, on est encore loin du compte pour l’éducation à l’information comme pour d’autres « éducations » inscrites dans les intentions mais pas suffisamment dans le coeur même de l’école et de ses missions. Mais peut-être n’est-ce pas le lieu adapté à cela, compte tenu de la pesanteur des autres injonctions faites aux jeunes et à leurs enseignants.

Pour le dire autrement, l’école ne ferait plus société ? Les comportements sociaux sont aujourd’hui alimentés par l’usage de nouveaux instruments dont plus particulièrement les moyens numériques. Ces moyens ne se substituent pas aux autres (rencontres, échanges en présence, médias de flux) mais les accompagnent, les augmentent, les amplifient. La violence ordinaire qui se maintenait dans les lieux relativement limités dans l’espace, s’est répandue bien au-delà : désormais chacun peut développer une violence verbale, parfois condamnable, mais de manière différente selon les pays, les lois, les cultures. Nous assistons à un nouveau métissage culturel, celui des opinions, des extrémismes, des idéologies. L’impression de confusion laisse la place, dans l’esprit de certains, à la possibilité de tout dire, de tout faire. L’école, elle est ordonnée en amont, avant même que l’élève y entre. Un enfant, en entrant dans l’école constate cet écart dès ses premiers pas. À la satisfaction des adultes, des parents, qui voient d’abord dans l’école cette idée d’ordre pré-établi, le monde académique complète ou remédie à une éducation qui n’est jamais simple. Entre les deux s’est insinuée une pratique nouvelle : les médias de flux et les médias interactifs (son, image, vidéo, texte). Or c’est autour de ces pratiques que se posent les questions essentielles. Entre adultes et jeunes, il y a aussi un rapprochement étonnant qui se fait au travers des interfaces d’échange permettant l’anonymat ou les pseudos… Alors que le monde scolaire est un face à face, le monde numérique est un monde d’intermédiation technique. Cette différence fondamentale qui a été mise en relief avec les périodes de confinement a renforcé ce sentiment d’écart voire de fossé.

Faire société, c’est l’étape d’après. Boris Cyrulnik propose « la réorganisation d’un véritable ordre social qui tient compte des conditions de la catastrophe. » C’est la même idée que nous défendons, mais depuis plusieurs années avec le développement du numérique qui, s’il n’est pas une catastrophe au sens traditionnel du terme, est une transformation radicale de notre environnement social quotidien. Comme pour la pandémie il faut reconstruire, réorganiser, mais dans un temps plus long, plus progressif. Il ne s’agit pas d’un après sans, mais d’un après avec le numérique, mais pas n’importe lequel et surtout mis au service du faire société. C’est l’enjeu de l’éducation aux médias et plus largement l’éducation au numérique qui intégrerait toutes ses composantes, économiques, écologiques, techniques, sociales… ce que l’EMI ou l’EMC ne savent pas faire, car scolarisées, elles enferment les questions dans l’ordre scolaire, qui n’est pas celui des questions qui sont posées.

A suivre et à débattre
BD

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.