La question de l’impact de l’éducation sur la scolarité est incarnée par différentes publications récentes qui tentent d’analyser les origines de la réussite scolaire en prenant l’entrée de l’action parentale, familiale. A la recherche des sources de l’inégalité, si décriée dans les enquêtes internationales à propos de la France (PISA etc.…), en vue d’y apporter des correctifs tous les décideurs politiques y sont allé de leur couplet, chaque ministre de l’éducation n’ayant cesse de mettre cette lutte contre les inégalités au rang de priorité, il suffit de lire les lettres et discours de rentrée depuis plus de vingt années pour s’en rendre compte.
Une question sous-jacente et récurrente est celle du lien « école-société ». Le prisme de l’informatique et du numérique illustre très bien, mais partiellement, cette question. Plus largement, la salle de classe est-elle la caisse de résonance de la société dans laquelle nous vivons ? Ou plutôt la salle de classe est-elle le lieu qui doit assourdir les bruits de la société ? Ou encore l’école doit-elle être totalement sanctuarisée, en dehors de la société, ne répondant qu’aux injonctions des adultes décideurs ? La question se trouve posée en particulier au travers de la question de la citoyenneté et celle de la connaissance et du respect des valeurs de la république (cf. Les discours de Madame Najat Vallaud Belkacem 2015 – 2017). En effet c’est dans cette question que se trouve l’élément fondamental : l’école doit-elle formater l’humain au moule républicain et si oui comment est-il défini ? Et dans la suite de ce questionnement se trouve celle de la place de la société telle qu’elle est, ou telle qu’on veut qu’elle soit, dans la manière de piloter l’école et de la faire fonctionner.
L’école est telle qu’elle est, il faut en accepter la forme. Oui mais, quel sens a-t-elle au regard de la société et de ses attentes ? Nous faisons l’hypothèse que le modèle de l’école telle qu’elle est actuellement n’est plus opérant. Pour le dire autrement, il y a une fracture souterraine entre le monde scolaire et la société. Cette fracture se traduit par une acceptation sociale de son fonctionnement (sélection, orientation) mais une distance sociale sur son rôle social (sens de la société, développement collectif, bien commun etc.…). Ce grand écart, la plupart des parents le font, mais ne l’acceptent pas pour autant. D’où toutes ces stratégies de contournement fonctionnel mises en œuvre au sein des familles pour éviter l’effet de la forme et faire bénéficier les jeunes d’autres ressources. Dans nos classes, en particulier de lycée nous avons souvent tenu, en tant qu’enseignant, le discours suivant : vous faites des études pour mieux rentrer dans la vie et mieux la conduire, mais pas pour avoir un diplôme, une reconnaissance officielle. Et pourtant nous préparions soigneusement nos élèves aux examens et espérions explicitement le fameux 100% de réussite (et désormais de préférence avec mention) aux examens.
Ce n’est pas seulement vis à vis des familles que la question est posée, mais aussi des milieux professionnels. Lors de jury de CAP, en tant qu’enseignant de français nous évoquions l’impossibilité d’accorder le diplôme à certains élèves. C’est alors que s’engageait un débat houleux avec les enseignants de matières professionnelles qui déploraient notre radicalité. A l’opposé, nous déplorions la leur pour des élèves dont les qualités nous paraissaient mériter une reconnaissance. Pour le reformuler, on peut dire qu’il y a là encore un écart massif de visée, de finalité et de moyens. A la fin des années 70, l’hypothèse des unités capitalisables avait été initiée. Elle est restée largement sans suite à ce jour, au-delà de quelques discours et expérimentations et pourtant elle avait pour ambition de réconcilier l’école et la société au travers de la manière de favoriser le parcours des jeunes.
Revenons maintenant à l’exemple du numérique à l’école. La mise en place d’un enseignement obligatoire en seconde et d’un enseignement de spécialité en première terminale semble être une réponse aux attentes de la société (regardons ce qu’en dit le groupe Syntec numérique ou encore l’EPI). La mise en place du PIX, si elle n’est pas mise à mal comme le fut le B2i en son temps, est une autre réponse : on passerait d’une certification interne (exclusive éducation nationale) à une certification externe (ouverte à d’autres milieux et tout au long de la vie). Ainsi donc l’école tente de résoudre, dans ce domaine, les inégalités qu’elle entérine ou provoque dans la société. Il nous faut attendre les premiers résultats de ces nouvelles spécialités pour en mesurer la force et l’efficacité. Cependant il ne faut pas ignorer le fait très minoritaire de la spécialité en regard des autres spécialités. Le vieil engouement pour les spécialités nobles n’est pas près de disparaître… ni dans les faits, ni dans les esprits.
Revenons aussi aux parents, aux familles, à l’éducation hors scolaire. La multiplication des travaux (Ouvrage coordonné par Bernard Lahire, Revue Française de Pédagogie numéro coordonné par Agnès Van Zanten etc.…) et statistiques, et autres études françaises et internationales sur le sujet est un signal fort. L’hypothèse Bourdieusienne est bien sûr contestée de partout : les inégalités sociales seraient renforcées par le système scolaire. Plus globalement c’est une culture dominante qu’elle impose. Sans aller dans les fondements des discussions et des contestations de cette théorie, il faut reconnaître que ce questionnement doit être réactualisé. L’utopie informatique et numérique, l’utopie Internet porte l’idée d’une grande transformation (disruption en novlangue) sociale et de la connaissance. La réalité des pratiques sociales du numérique requestionne la possibilité d’une transformation des trajectoires scolaires. Les travaux de Philippe Carré sur l’apprenance en particulier dans un monde numérisé montrent la nécessaire remise à plat de la place de l’institution scolaire.
Si nous faisons une critique radicale, nous dirons que c’est la finance et l’économie qui, au travers du numérique et du libéralisme, triomphent face à une école du social et du savoir. Il s’agit simplement de constater l’écart évoqué plus haut. Mais cet écart est fondé aussi sur d’autres transformations dont l’une des plus importantes et celle de la natalité et des migrations, et l’autre sur la question du développement durable (économie, social, écologie). Les familles s’interrogent et les plus riches en capital culturel (au sens de Bourdieu) ont rapidement compris comment se situer et opérer. L’école est là, sachons l’utiliser au service de nos individualités même si c’est au détriment du collectif. L’école, même numérique, ne porte pas réellement ces valeurs et donc amène les parents, les familles à déployer des stratégies éducatives compensatoires. C’est le monde de Condorcet à l’envers : reprendre la main sur les apprentissages et l’éducation pour mieux s’imposer dans la société en instrumentalisant la scolarité de nos enfants, en instrumentalisant l’école. Langouët et Léger (en 1992 et en 1997) l’avaient compris il y a bien longtemps.
Pour l’instant on peut lire de plus en plus de recommandations pour adapter les enfants à l’école. Mais l’école est-elle adaptée (au sens large) aux enfants ? N’y aurait-il pas d’autres modèles à construire en ne se limitant pas à de simples modifications architecturales ou de programmes ? Sri Aurobindo avait ouvert jadis des pistes de réflexions et d’actions. Elles n’ont pas résisté au rouleau compresseur d’un système scolaire mondial basé sur un modèle politique et philosophique unique, désormais.
Nov 15 2019