Numérique ou pas comment nous avons cédé…

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Les nombreuses lectures critiques sur le développement du numérique dans nos sociétés mettent en avant mais souvent de façon incidente, le rôle de l’économie dans l’évolution globale de l’organisation sociale à l’échelle locale comme à l’échelle globale. Or si ce que l’on nomme les « modèles économiques » de ce secteur numérique est effectivement une donnée essentielle, il faut aussi aller voir du côté de l’humain pour tenter de comprendre comment il intègre l’économie dans sa forme de vie, voir son projet personnel. Dans son livre, « la civilisation du poisson rouge » (Grasset 2019), Bruno Patino associe, à l’instar de Yves Citton et dans un autre axe Dominique Cardon, économie et attention. En faisant de la captation de l’attention (cf. captologie) l’un des leviers fondamentaux de l’économie du numérique, on tente de mettre en évidence le fait que le moteur qui alimente la puissance des services et biens numériques est la capacité de ses concepteurs promoteurs à y mettre des « pièges à attention » de plus en plus nombreux et de plus en plus élaborés. Une fois captée l’attention, le sujet devient un objet dont la valeur va pouvoir être exprimée. Il est donc nécessaire de s’interroger sur ces mécanismes, leur origine et leurs visées, mais aussi sur la possibilité d’y échapper ou, au moins d’en maîtriser les effets.
Mais il faut revenir à ce qui fait l’humain. Nous voyons émerger depuis quelques années une « idéologie du bonheur » qui se traduit par aussi bien la psychologie positive qu’un marketing et des publicités accompagnées de documents médiatisés (articles, documentaires etc.…) qui tendent à diriger chacun de nous vers une sorte de bonheur de vivre. Or c’est au travers de biens de consommations que la plupart de ces propos sont organisés. Que ce soit dans la promotion de contrées lointaines à découvrir ou celle d’objets susceptibles de procurer à court terme du bien être voire du plaisir que s’incarnent cette idéologie. Celle-ci est elle-même appuyée sur l’idéologie du progrès technique et scientifique dont l’histoire du 20è siècle montre que la technique et la science ont transformé notre vie quotidienne (cf. Michel Serres), et complétée par une approche de plus en plus individualisante. En renvoyant à chacun, individuellement et séparément, la responsabilité de sa propre trajectoire, ces idéologies ont pénétré l’esprit de chacun de nous au point d’accepter des transformations du quotidien comme les coupures publicitaires dans les émissions de télévision ou de radio.
Les modèles économiques qui tentent de s’imposer avec le développement de l’informatique et du numérique ne dérangent finalement pas grand monde, comme si chacun espérait pouvoir en tirer profit et avantage, individuellement bien sûr. Pour le dire autrement, le modèle d’une économie libérale, réglementée ou non par les états, est désormais considéré comme acceptable par les humains, dans leur très grande majorité. Ils ont donc adopté les comportements associés et le développement incroyablement rapide du numérique dans toutes les sociétés en atteste. Car bien au-delà des commodités que procurent les utilisations diverses et variées des moyens numériques, il y a le sentiment d’un « meilleur être » qui est aussi économique et social. Pour ainsi dire, si l’on veut être en société on doit être numérique et ainsi accéder à une place sociale qui nous convienne. On pourra toujours tenter de se dédouaner en renvoyant la responsabilité à ceux qui conçoivent, gouvernent, diffusent, vendent ces moyens nouveaux, mais il faut en retour accepter d’être responsable soi-même des choix que l’on effectue. Ainsi l’enfant accro aux écrans ne l’est que pace que son environnement éducatif le lui a permis. Dès lors il faut que les adultes prennent leur part de responsabilité, non seulement dans l’acquisition des moyens techniques, mais aussi dans la conception qu’ils ont de leur mise en œuvre dans le quotidien du foyer.
Le développement de la vente par abonnement semble être un des modèles adoptés le plus souvent dans le monde numérique (smartphone, logiciels, hébergements etc..). A partir d’un appât, l’offre gratuite, on passe au fameux « premium » et on va alors accepter de payer régulièrement de petites sommes acceptables pour continuer à bénéficier du bien. Les marchands de crédit à la consommation connaissent parfaitement les mécaniques, humaine et financières, sous-jacentes. A l’opposé la gratuité assurée par la contrepartie publicitaire reste très présente mais se concentre dans quelques produits de très grande diffusion Google etc… « Si c’est gratuit, c’est vous le produit », dit le célèbre aphorisme. Mais les choses sont à nuancer. Car nous sommes aussi consentants au nom de ce que nous avons précédemment montré : le meilleur être individuel.
Pourquoi l’attention est-elle venue au centre des débats ? Parce qu’il s’agit d’un fonctionnement mental qui, tout au long de l’histoire humaine, a été utilisé dans de nombreuses situations d’interaction. Avec l’avènement des moyens numériques la concurrence entre les « capteurs d’attention » s’est amplifiée. Or ces capteurs d’attention sont devenus de plus en plus individuels et donc on peut désormais personnaliser la tentative de captation. Les concepteurs ne se privent pas d’apporter à chacun « selon ses besoins », ou du moins selon ceux qui ont été repérés au moyen, entre autres d’enquêtes mais surtout désormais d’analyse des traces. Tout enseignant, face à un groupe d’élève sait combien capter l’attention de « tous » les élèves est difficile, surtout dans un cadre contraint comme celui de l’école… Leur déploration fréquente d’une perte d’attention des jeunes vient rejoindre ce questionnement plus global. Car au-delà des faits, il y a le ressenti. Or ce ressenti est variable selon les contextes : comment expliquer dès lors certaines phases de grande attention durable pour certaines tâches et pas pour d’autres ? Probablement parce que chacun se construit dans son imaginaire un ensemble de repères qui vont l’amener à choisir ses objets d’attention. Cette construction se fait au travers d’une éducation au quotidien, mais aussi dans un environnement que parfois on subit plus qu’on ne le pilote, surtout quand on est enfant.
Un exemple particulièrement illustratif de cette question de l’attention et qui concerne les adultes est celle de la gestion des notifications. Anthony Masure dans ses travaux fait bien sûr le lien avec l’attention. Apprendre à contrôler les notifications c’est apprendre au moins en partie à piloter notre attention. Bien que ce ne soit pas la seule source de captation, elle en est une qui est au moins en partie contrôlable. Or on observe que nombre d’entre nous sommes très rapidement happés par les notifications qui surgissent à tout instant selon les éventuels réglages de l’ordinateur ou du smartphone. Au-delà des réglages, c’est aussi les relations humaines qu’il convient d’examiner : de quelle manière, au sein d’un groupe humain les échanges sont gérés et quelle place prennent les notifications (sonnerie et autres) dans notre quotidien ? Les semaines déconnectées et autres pauses de numérique ne sont rien si, dès lors qu’on en sort, ces fameuses notifications reprennent le dessus de notre quotidien. Si on ajoute à ces systèmes contrôlables, toutes les sollicitations, numériques ou non, on peut mesurer notre fragilité, notre vulnérabilité. Les concepteurs des moyens numériques, à l’instar du monde de la publicité et du marketing, ont bien repéré cette faiblesse, et ils l’exploitent de plus en plus. Désormais avec ou sans notre consentement ?
A suivre et à débattre
BD
Site d’Anthony Masure
http://www.anthonymasure.com/articles/2019-04-archeologie-notifications-numeriques-cerisy

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