Technique, pédagogie, opposition ou complémentarité… compatibilité ?

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Le titre d’un ouvrage paru récemment a attiré mon attention : « Enseigner différemment avec les TICE » (P.Bihouée, A. Colliaux, Eyrolles Editions d’Organisation), car pour une fois la question pédagogique précédait la question technique. J’avais d’ailleurs fait la remarque inverse à propos des ouvrages publiés par Projetice en particulier celui consacré aux ENT qui partait dans l’autre sens. En fait en ayant parcouru ces deux ouvrages, force est de constater qu’ils creusent la même veine : l’entrée technique précède l’entrée pédagogique. Il y a plusieurs années j’avais déjà eu l’occasion de proposer comme grille de lecture de la pertinence des écrits sur les TICE le fait que l’on commence par parler de l’objet technique ou par l’objet pédagogique. Dans ces écrits, je fais l’hypothèse que la technique doit répondre à des questions pédagogiques et pas l’inverse. Malheureusement l’observation de nombreux écrits et autres supports sur les TICE (vidéos en lignes, reportages audio…) montre que la ligne de partage reste présente et penche souvent plutôt du coté technique.
En entrant plus avant dans ces supports on peut analyser les choses de manière plus fine et essayer d’en extraire plusieurs hypothèses. C’est en particulier la question du parti pris techniciste sous jacent à ce genre d’ouvrage. Citons ici quelques phrases qui illustrent cette priorité (extrait de ce premier ouvrage) :
– « vous avez prix l’excellent initiative d’investir dans un nouvel ordinateur » (p.9)
– « Se procurer un logiciel est devenu de nos jours très simple » (p.15)
– « Le choix des logiciels que vous allez utiliser pour produire vos documents de cours, vos diaporamas ou vos fichiers multimédias est un élément très important » (p.23)
Ces trois phrases débutent chacune d’elles un chapitre différent. Elles ne sont, parmi bien d’autres illustratives de cette approche par l’objet technique. Certes on pourra dire qu’ailleurs dans l’ouvrage on évoque la question pédagogique. Le chapitre sur la différenciation pédagogique en est d’ailleurs une bonne illustration. Mais là encore on s’aperçoit que la problématisation pédagogique ne sert pas pour questionner l’apprentissage et le numérique mais pour justifier les choix techniques (plateforme etc..).
La lecture de tous ces types d’ouvrages révèle en fait une lecture analytique du monde scolaire. Il apparaît de plus en plus clairement que la question des TIC à l’école ne peut relever de la seule approche technicienne. Or c’est le modèle dominant, sous jacent, même lorsque l’on entend parler les responsables ministériels.
En fait cette approche est celle qui est la plus visible et aussi la plus satisfaisante, à court terme. D’ailleurs on remarque souvent que beaucoup de gens demandent à apprendre la technique mais ne veulent que rarement aller au delà. Or cet au-delà c’est celui de la culture, celui de l’accès à la compréhension du monde. Plusieurs travaux publiés récemment sur « les » fractures numériques ( en particulier l’ouvrage coordonné par Pascal Plantard « Pour en finir avec la fracture numérique » (fyp Editions 2011) montrent bien que, sans ignorer la dimension technique, s’y limiter c’est risquer de conforter d’autres fractures qui elles sont récurrentes.
La première des fractures est celle de l’accès au savoir. Elle se fonde non pas sur les outils, mais sur les humains et leur capacité à partager le savoir. Or pour partager un savoir, il faut un langage, un codage commun, une mise à disposition, des modalités d’accès; C’est ce langage qui en premier lieu semble de plus en plus « nous faire défaut ». Les travaux des sciences cognitives, et les observations statistiques de la population permettent de croiser un besoin et le manque de réponse à ce besoin : le rapport aux mots, à la lecture, à l’écriture est de plus en plus défaillant. D’une part il y a un appauvrissement de l’oral, d’autre part il y a un élargissement des formes d’écritures (du textuel au multimodal), d’autre part enfin les modes de vie et de travail font davantage valoir l’action que la réflexion (cf. les travaux de Jacques Ellul). Si les accès aux savoirs se multiplient sur un plan matériel, on n’a jamais eu autant d’informations disponibles, ces accès se réduisent au plan des capacités cognitives, celles-ci étant plus difficile à maîtriser dans de nouveaux environnements multimodaux et communicationnels (i.e interactifs).
La deuxième des fractures face au numérique est celle de la position sociale. Le capital social et culturel s’individualise de plus en plus, il se métisse aussi de façon rapide et importante. Paradoxe apparent de cet élargissement communicationnel associé à cette individualisation montante. Le risque d’isolement social est le pire de tout. Or l’observation des publics en difficulté dans notre société met en évidence ce point. Un groupe avec lequel je travaillais récemment témoignait de ce que l’apparente accessibilité des savoirs par le web cachait une complexité de plus en plus grande à traiter l’information (pour en distinguer les savoirs d’ailleurs). Or ce qui touche le plus les populations isolées c’est la capacité à accéder à la perception de cette complexité. Dialoguez avec des personnes qui vivent dans des lieux éloignés et qui utilisent Internet et vous vous rendrez compte qu’à l’instar des médias de masse, Internet renforce ce paradoxe de l’isolement communautaire.
La troisième des fractures est celle de la « projection d’apprenance ». Le terme d’Apprenance qui fait le titre d’un ouvrage de Philippe Carré, est cette faculté que chacun de nous a de se mettre à apprendre, sans avoir besoin de quoique ce soit (pas d’école pas de cours,….) Stanislas Dehaene, dans ses conférences au collège de France montre même qu’il y a des apprentissages inconscients (le détail de ces expériences mérite d’être entendu…). Autrement dit chacun de nous à un potentiel d’apprenance. Or ces l’activation de ce potentiel tout au long de la vie (la projection) qui fait défaut. Et ce n’est pas forcément une question d’âge, mais plutôt de dynamique. Face à un environnement informationnel de plus en plus riche, cette capacité d’apprenance est primordiale. Il faut aussi ajouter la dimension d’apprentissage de l’expérience qui souvent marque l’activité des jeunes face aux technologies, mais dont la dynamique s’arrête parfois trop vite face à la difficulté.
Est-ce que l’école peut résoudre ce problème ? Le faut-il ? En tout cas le monde scolaire a un rôle à jouer une place à tenir, mais pas seul. Il faut aussi se tourner du coté des acteurs eux-mêmes des TIC : les concepteurs techniques d’une part, les apporteurs de contenus d’autre part. Des deux cotés il est indispensable que se mène une réflexion qui vise à réduire ces fractures numériques.
A suivre et à débattre
BD

4 Commentaires

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  1. Merci pour ces articles que je lis avec assiduité, et que je twitte régulièrement. Celui-ci fait écho à mes préoccupations, même si parfois je dois moi aussi tomber dans le travers dénoncé ici.
    Je voulais juste signaler une erreur de frappe dans la phrase « Or ces l’activation de ce potentiel tout au long de la vie (la projection) qui fait défaut. »
    Bien cordialement

  2. Bonjour Bruno,
    La dérive techniciste est malheureusement toujours à l’œuvre. Elle fait préférer, comme tu le dis, l’entrée par l’outil dont les fonctions (prescrites) déterminent ensuite les usages pédagogiques desquels sont déduites, à l’occasion, des intentions pédagogiques. A noter que la dérive techniciste n’est pas la seule et que nombreux sont les soi-disant sujets de préoccupation qui permettent d’évacuer la pédagogie.
    Ainsi des aspects juridiques. J’ai toujours été étonné de la propension de certains collègues à rechercher des réponses complètes aux aspects juridiques de l’exploitation de leurs futures production multimédia… Préoccupations sans doute légitimes mais qui inhibent beaucoup d’entre eux à passer à l’action pédagogique.
    La question des normes et standards est également un autre point d’intérêt qui permet à certains de laisser de côté la question de la pédagogie. Soucieux d’assurer l’interopérabilité et la réutilisabilité de leurs ressources, la conformité aux prescriptions du SCORM fait souvent office de réflexion pédagogique…
    Pourquoi de nombreux professionnels de la pédagogie, formateurs, enseignants, dès lors qu’il s’agit de se servir des TICE, se laissent distraire de l’essentiel ?
    Il me semble, comme je l’écrivais récemment (cf. De formateur présentiel à e-tuteur http://goo.gl/HMLmP) que cela réside dans la représentation qu’ils ont de leur professionnalité : « Chaque formateur a des motivations personnelles qui l’ont amené à exercer cette profession. Eu égard au nombre marginal de formateurs ayant réalisé une formation initiale les préparant à exercer leur métier de formateur, il apparait que la principale représentation de leur professionnalité réside dans la conscience de leur savoir disciplinaire et de leur expertise. Il en résulte qu’ils adoptent fréquemment des pratiques pédagogiques peu conscientisées qui relèvent souvent de la reproduction de celles qu’ils ont vécues comme apprenant. La prégnance du modèle pédagogique transmissif s’explique en grande partie par cet état de fait. Leur détention d’un savoir, qu’ils sont amenés à transmettre, fonde tout à la fois leur légitimité à être formateur et leurs pratiques pédagogiques. »
    Davantage préoccupés par la transmission de leur savoir, ils s’intéressent d’abord aux outils qui leur permettront de le médiatiser, sont attentifs à leurs droits d’auteur et à la portabilité de leurs productions. Les objectifs d’appropriation et de construction de connaissances par les apprenants ne viennent la plupart du temps, et au mieux, qu’en second lieu. Dès lors, le chemin de l’apprentissage, la pédagogie, qui oblige à modifier la représentation de sa professionnalité, correspond à un conflit cognitif à éviter. La dérive techniciste et les autres correspondraient donc à des stratégies de fuite.
    Bien cordialement,
    Jacques

    • De Maestri Nathan sur 24 juin 2011 à 21:08
    • Répondre

    Bonjour.
    Avant tout, je tiens à vous féliciter pour vos analyses-ouvertures très pertinentes.
    Nombre d’entre elles, mettent des mots sur mes intuitions et éclairent mes points de vue abstrait.
    Ne vous découragez pas pour l’écrire du blog, le contenu en vaut la peine.
    L’approche techniciste dont vous parlez se manifeste aujourd’hui clairement dans le journalisme : l’aspect visible, modulable, « moderne » que visent les producteurs de contenu pour terminaux récents (tablettes, smartphones…), se fait au détriment de l’écriture qui doit s’adapter à la technologie !
    Cette vision est affreusement peu sage …
    Bravo, et bonne continuation !

  3. Commentaire intéressant de Jacques Rodet, qui pourrait être appliqué à l’enseignement universitaire, tout entier tourné vers le savoir disciplinaire pour lui-même, et inquiet de toute « utilité » de ce savoir, voire de son utilisation à des fins non scientifiques ou didactiques.
    Malheureusement, dans un premier temps du moins, la confrontation au TICE renforce ces clivages, car elle demande une double prise de conscience et une double assomption: celles de ses carences – ou au moins difficultés – pédagogiques, d’abord (comprendre et admettre que détenir le savoir N’EST PAS savoir le faire passer… travail de longue haleine à l’université), celles de ses carences techniques – bien des enseignants du supérieur seraient incapables d’avoir le… B2i (et se confronter un jour à ces carences est un des problèmes auquel il faudra s’atteler si l’on veut voir progresser les usages des TICE).
    Du coup, la question de la difficulté technique (on n’est pas formé pour ça, les dispositifs sont trop complexes, voire à quoi ça sert, on n’a pas eu besoin de ça pour apprendre, ni pour enseigner) prend toujours le pas sur la question pédagogique, parce qu’elle permet de mettre en avant des revendications légitimes, alors que la seconde écornerait durablement une autorité pédagogique basée sur l’autorité du savoir.

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