Pour une éducation à la liberté numérique

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Etre citoyen français c’est être libre de circuler sur le territoire et libre de s’exprimer tout en respectant la loi qui en fixe les limites. Ces règles établies dans la constitution et le droit valent-elles de la même manière depuis le numérique ? Le monde scolaire peut-il porter ces valeurs hier comme aujourd’hui de la même façon ? Le déploiement des ENT, celui du cahier de texte numérique, la mise en place du Livret Personnel de Compétences ainsi que bien d’autres applications informatiques renouvellent ces questions au coeur de l’école. Est-on réellement libre de circuler et de s’exprimer quand on est à l’école tout comme on peut l’être dans la société ? De quelle manière aborder aujourd’hui la « citoyenneté numérique » ?
S’il est communément admis que les jeunes n’ont pas la maturité juridique et donc que les lois auxquelles ils sont soumis sont plus restrictives du fait de leur jeune âge, que se passe-t-il dans le monde scolaire ? L’évolution des règlements intérieurs des établissements scolaires est là pour nous rappeler qu’il est nécessaire de mettre en place un cadre pour permettre aux jeunes de rentrer progressivement dans la société. Cependant ces règlements intérieurs laissent souvent de coté un aspect important : celui de la liberté individuelle des élèves, c’est à dire d’une définition positive de l’activité de l’élève. La place donnée aux questions des TIC dans les règlements intérieurs et dans les chartes informatiques est le plus souvent exprimée en termes d’interdiction et de limites. Or l’écart entre ces règlements et les pratiques habituelles amène inexorablement à une confrontation à venir.
Le déploiement de nouvelles applications informatiques dans les établissements scolaire se fait souvent sans que cette réflexion soit explicitement menée et beaucoup considèrent comme « normal » des pratiques qui permettent un traçage et un suivi des élèves sans pour autant qu’ils le sachent. Certes la CNIL est censée mettre des limites à ces pratiques, mais de récents mouvements d’humeur de certains enseignants et certains parents, bien que ne concernant pas les jeunes eux-mêmes et leur liberté, doivent alerter éducateurs et citoyens devant des risques de dérives. Eduquer des jeunes à la citoyenneté suppose que le cadre qui leur est proposé soit aussi exemplaire que l’on veuille qu’ils le deviennent. Est-ce vraiment le cas ?
Lors d’un conseil de classe, la tentation est grande d’afficher des chiffres et des courbes proposées par un logiciel de gestion des notes. Dans les années à venir, on peut penser que d’autres « images » de l’élève pourront aussi être présentées, tant les occasions de garder des traces de l’activité se multiplient et leur traitement numérique facilite leur traitement. La dérive est d’autant plus facile que l’on observe trop souvent que nous pouvons être tentés d’en savoir plus sur les autres et que des applications (moteurs de recherche, compilateurs de profils) donnent rapidement accès à des fiches d’identité « numérique » des personnes. Le risque d’une mise en « liberté numérique surveillée » des élèves existe, c’est pourquoi chaque établissement, au moins, doit engager une réflexion sur l’éducation des jeunes, mais aussi des adultes à un usage réellement citoyen de ces technologies.
Trois axes de travail sont à privilégier :
– En premier lieu une éducation juridique afin que chacun repère les enjeux de vie en société et les limites qui sont posées.
– Ensuite une éducation numérique qui permette à chacun de comprendre qu’au delà des apparences, les traitements informatiques des données sont complexes et qu’ils peuvent rendre possible des actions susceptibles de conséquences pour soi.
– Enfin une éducation philosophique au sens de la vie dans la société contemporaine afin de permettre à chacun d’inscrire les évolutions techniques dans l’espace plus vaste du sens du développement de l’humanité.
L’éducation à la liberté est une éducation à la responsabilité individuelle et collective. Le développement du numérique dans notre société est désormais suffisamment avancé pour que le monde scolaire ne tarde pas à agir. Entre les propos délictueux tenus sur Internet par des jeunes inconscients de l’impact de leurs propos et méconnaissant la loi et la tentation de certains adultes de surveiller les jeunes au moyen des technologies disponibles, il y des chemins à explorer et des réponses à trouver, en commençant par l’école. Si les possibilités de « contrôle » de l’activité des élèves étaient simples avant le numérique, elles se complexifient désormais. L’espace-temps scolaire s’ouvrant progressivement par le numérique, il est nécessaire d’interroger l’organisation globale et la place des acteurs. Enseigner et encadrer des jeunes dans les apprentissages repose désormais sur un pacte de confiance à redéfinir. Cette redéfinition ne se fera que si l’ensemble des adultes des communautés éducatives, parents compris, accepte de changer de représentation du système scolaire. D’une image rassurante du passé, il nous faut accepter de nous engager, à l’instar de Michel Serres et ses « petites poucettes », vers la difficile conception d’un avenir, de l’école et de la société, dans lequel le numérique prend place inexorablement.
L’éducation et la formation des élèves à la citoyenneté dans ce nouveau monde reposent en particulier sur une règle d’or : celle du droit à la maîtrise numérique, c’est à dire du droit fondamental de chacun à rester maître de ce que l’on peut savoir de soi au travers des nouveaux outils. De nombreuses opportunités de mettre cette règle en oeuvre apparaissent dans le monde scolaire (webclasseur, ENT etc…), il faut profiter de ce contexte pour en faire des objets de travail communs entre jeunes et adultes. Malheureusement les acteurs de l’éducation ont une habitude de contrôle en amont qui rend difficile d’aller dans ce sens. L’exemple du Webclasseur est éclairant : d’après nos tests les enseignants peuvent avoir accès à la totalité de ce que les élèves déposent dans leur classeur. Les élèves ne peuvent pas maîtriser le devenir de leurs documents dès lors qu’ils les mettent en ligne, les enseignants peuvent y accéder. Dès lors comment développer une capacité à décider. En fait deux logiques sous-jacentes s’affrontent dans ces conceptions : l’une descendante, suppose que d’en haut on décide pour en bas les droits d’accès; dans ce cas celui qui est en haut de la pyramide a droit de regard et décide des droits de regards des autres. L’autre montante qui donne à chacun le droit de décider qui peut avoir accès à ce qu’il met en ligne; ici le sujet est responsabilisé par rapport aux droits qu’il attache à ses documents. Même si l’on sait qu’un administrateur technique pourra toujours regarder, le simple fait que le sujet qui dépose donne un statut à ce qu’il dépose signe un acte de responsabilité, donc de liberté.
Rappelons enfin que la possibilité de tout voir de l’autre, qu’il le veuille ou non est la base d’attitudes d’anonymat et donc de contournement pour éviter cette possibilité. Malheureusement l’anonymat est aussi à la base de la dénonciation « irresponsable » dont on sait qu’elle est à la base de nombreux régimes dictatoriaux. Eduquer à la liberté implique que les outils choisis et mis en oeuvre le rendent possible, encore faut-il en avoir conscience…
A débattre
BD

3 Commentaires

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    • B Lesnoff sur 11 juillet 2011 à 13:45
    • Répondre

    Bonjour,
    J’ajouterais dans les axes de travail, le droit à l’erreur donc à l’oubli. A ce propos, la CNIL semble de plus en plus une institution de façade.
    Deuxième remarque sous forme de boutade. Voyez-vous un paradoxe entre suggérer que la responsabilisation numérique passe par plus de liberté individuelle et la pratique de la modération à priori sur ce blog ?
    A débattre
    BL

    • Odile Chenevez sur 17 juillet 2011 à 14:49
    • Répondre

    Bonjour Bruno,
    Pour ma part j’ajouterais un axe : une éducation à « l’autorité numérique ». En effet la liberté numérique, suppose que chacun puisse assumer une certaine autorité (au sens de « auteur »). Pour être responsable sur le net, il ne suffit pas de ne pas diffuser des choses dangereuse pour soi ou pour les autres, il faut aussi, de manière plus positive, pouvoir répondre de ce que l’on publie. Si je dis quelque chose, je dois faire en sorte d’être intelligible, que mes propos soient vérifiables et vérifiés, que mes arguments soient de vrais arguments,etc. L’autorité numérique est selon moi une part de l’identité numérique.

    1. Effectivement, je trouve que l’expression « autorité numérique » est particulièrement intéressante. Associer « être auteur » et « répondre de » est une des bases essentielles de l’éducation dans un monde numérique permettant désormais communication et information à tous…
      Merci de ta contribution
      Bruno

  1. […] Pour une éducation à la liberté numérique Etre citoyen français c’est être libre de circuler sur le territoire et libre de s’exprimer tout en respectant la loi qui en fixe les limites. Ces règles établies dans la constitution et le droit valent-elles de la même manière depuis le numérique ? Source: http://www.brunodevauchelle.com […]

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