Le développement d’un potentiel extraordinaire d’expression avec le web et Internet est à la base de l’inquiétude des pouvoirs, qu’ils soient politiques économiques ou médiatiques. Cette inquiétude n’est pas nouvelle est dès le début des années 80 on trouve un ensemble de textes qui alertent sur ces questions. En premier lieu ce texte de Johann Bergeron
« Si, à l’évidence, l’informatique envahit progressivement tous les aspects de la vie sociale et individuelle, cette expansion pose en des termes nouveaux la question de son impact social. Ces conséquences ne sont plus limitées aux relations de travail ou à la gestion d’une entreprise ou d’une organisation particulière; c’est bien plutôt l’ensemble des rapports et des pouvoirs d’une société qui sont susceptibles d’être modifiés par ces technologies. » (Johanne Bergeron » L’informatisation de la société : une réflexion critique autour de quelques ouvrages récents « , Politique, vol. 1, n° 2, 1982, p. 153-165. http://id.erudit.org/iderudit/040407ar)
A peu près à la même époque, René Barjavel, homme aux talents multiples répond à des questions posées par des collégiens à propos de « L’Homme de demain et les médias » Il écrit : « Il est certain que l’homme de demain sera soumis, par le fait de cette implantation plus grande et même cette implantation au sens propre du mot, des médias dans sa vie et même dans son corps, sera soumis à un poids de propagande absolument extraordinaire. Mais d’un autre côté, comme les émetteurs seront innombrables, et qu’ils seront au dessus de la tête des nations, et que personne ne pourra les empêcher d’émettre, il y aura donc des propagandes contradictoires, et c’est peut-être ce qui rendra à l’homme sa liberté parce qu’il se rendra compte que tout ça… que chacun dit le mensonge de l’autre, sa propre vérité est un mensonge pour l’autre et réciproquement. » (René Barjavel, réponses aux questions des collégiens de Chalais en 1983 http://barjaweb.free.fr/SITE/documents/chalais.html)
On doit à ce dernier auteur un ensemble étonnant d’analyses et de visions prospectives qui sont d’une grande actualité et témoignent d’une pertinence de jugement étonnante « Chacun dit le mensonge de l’autre » suggère-t-il. Qu’en est-il au regard des pratiques réelles des TIC. Si l’on écoute Stefana Broadbent, (conférence C2E à Poitiers ce lundi 12 septembre 2011, son livre paru chez FYP : l’intimité au travail ») on peut cependant penser que ce mensonge ne touche pas grand monde puisque les études qu’elle rapporte montrent que la plupart d’entre nous n’ont que 4 à 5 contacts très réguliers par médias interposés, dans le premier cercle, une quinzaine dans le second. Seul le troisième est plus large et correspond surtout aux réseaux sociaux dans lesquels les contributions sont de nature différente au delà des deux premiers cercles. Si l’on reprend l’analyse de René Barjavel, on peut penser que celle-ci s’applique d’abord à ce troisième cercle. La lecture de pages individuelles sur les réseaux sociaux ressemble à celle que l’on peut faire de certains blogs (souvent les mêmes auteurs ?) dont à une époque on nous vantait leur nombre en oubliant de nous dire la réalité de leur vacuité avant celle de leur abandon… Car l’analyse d’un monde communiquant sans discernement est loin de la réalité, même si pour certains elle est un passage (adolescence) ou une bouée de sauvetage (isolement).
Ce qui est surtout à craindre pour les pouvoirs c’est l’entre deux que permettent ces technologies. D’une part on ne communique qu’avec quelques personnes de manière avancée, d’autre part les supports de flux (sites webs ou télé) restent très puissants dans cet univers et continuent de toucher des masses (les temps passés devant des écrans de flux, même s’ils tournent en arrière plan restent impressionnants). En d’autres termes il n’y a pas a priori de concurrence et chacun vit sa vie. Mais c’est dans l’entre deux que les choses sont potentiellement à risque. Parce que chacun peut faire l’expérience de la force d’une parole communiquée, au delà de son cercle, chacun est potentiellement un danger pour tout pouvoir. La parole peut se libérer, si elle sort du cercle restreint et elle devient alors une arme redoutable pour toute institution qui veut encadrer systématiquement l’activité de l’autre. Ainsi risque-t-il d’en être pour un monde scolaire qui voudrait se restreindre à de tels projets. Or c’est le dilemme actuel : encadrer ou accompagner.
La Parole a toujours été une source de liberté, l’histoire humaine en témoigne constamment. Les institutions, qui sont issues de la parole individuelle (instituante) et au service de la parole collective (instituée), ont trop rapidement oublié ça et tentent d’enfermer la parole ou tout au moins de la diriger. Le développement du potentiel de parole offert par les TIC ne fait pas bouger les institutions autant qu’on pourrait le croire. On peut même constater leur habileté à digérer ces technologies pour mieux limiter la parole. Ainsi faut-il promouvoir l’ENT de l’établissement, surveillé et contrôlé ou utiliser les espaces ouverts au grand public (contrôlés et surveillés aussi mais autrement, ne nous faisons pas d’illusion). Le professeur préférera-t-il utiliser un outil fermé pour sa classe ou les outils disponibles dans l’espace public ? Il ne devrait pas y avoir opposition mais continuité. Malheureusement ce sont les ruptures entre milieux, entre institutions que l’on observe. Ainsi le monde scolaire avec le monde familial sont-ils de plus en plus souvent dans une suspicion réciproque, d’où d’incessantes tentatives pour redéfinir les relations entre eux. La vie publique et la vie privée s’interpénètrent constamment et les TIC y concourent largement, sur un plan technique. Autrement dit la Parole reste un enjeu de taille auquel l’éducation se doit de porter un regard lucide et critique. Les institutions éducatives (au rang desquelles je range toutes les institutions de monstration et de transmission) ne sont pas à l’aise, car le plus souvent les logiques sur lesquelles elles fondent leur action sont issues d’une époque pendant laquelle la Parole ne circulait pas de la même manière. C’est par exemple le problème posé par la relation au livre. L’institution scolaire a bâti son organisation autour du pouvoir du livre. Le développement des moyens d’information de masse avait laissé penser à une rivalité mais elle a été largement contenue, au moins dans l’institution elle-même qui s’en est tenu à l’écart. Le développement des moyens de communication qui croisent individuel et masse, individu et société, personne et culture en quelque sorte, déstabilise les organisations fondées sur le livre. Le lien c’est l’écrit. Mais il y a aussi la parole, puis l’image. Le monde scolaire est encore loin d’une éducation à la liberté de la Parole, car il n’a pas encore pu, ou voulu, prendre la mesure de cette évolution.
Les enjeux sont d’autant plus importants pour les pouvoirs en place qu’ils ont tout à y perdre. Mais s’ils pensent que le contrôle et l’enfermement peuvent leur permettre de se maintenir, ce n’est que temporaire. Si une véritable analyse de cette évolution et de qui y concoure est faite, alors il est possible d’ouvrir de nouvelles voies, mais probablement faut-il de nouvelles utopies éducatives… et en ce moment elles ne sont pas légions !!!
A suivre et à débattre
BD
Sep 17 2011
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