Parole et doutes, quelle éducation ?

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Prendre la parole n’autorise pas à dire n’importe quoi ! Chaque auteur de blog le sait ou a défaut se l’entend rappeler régulièrement par tel ou tel interlocuteur. Et pourtant il faut reconnaître que prendre la parole a de bonnes chances d’amener à être entendu… de bonne foi par nombre d’auditeurs, et ce quelque soit la teneur du message. Cette parole est d’autant plus légitimé a priori qu’elle s’appuie sur des vecteurs externes, comme les médias de masse, pour être diffusée. Renforcée par des vecteurs internes de légitimité (titres, médailles, postes universitaires ou autres, qu’ils soient vrais ou faux); ce type de parole a de bonnes chances de faire autorité. Certains auteurs tentent de temps en temps de rappeler aux lecteurs, aux auditeurs, que nombre d’imposteurs circulent dans cet univers de la parole, mais sans pour autant amener à une amélioration des pratiques. La récente fermeture d’un tabloïd anglais pour « manipulations douteuses » d’information vient confirmer l’urgente nécessité de questionner chacun de ceux qui s’expriment ici ou là. Plus inquiétant, les récits de bidonnage de publications dites scientifiques sont légions et les ouvrages dits scientifiques contenant des inexactitudes flagrantes sont régulièrement publiés, parfois même ils utilisent la fameuse rhétorique de la preuve qui consiste à dénigrer violemment tel ou tel chercheur, avant d’extraire de ses propos telle ou telle citation et d’en généraliser le propos alors que ce n’est pas la thèse défendue… Récemment la lecture d’un livre issu d’une habilitation à diriger la recherche m’avait interrogé sur la rigueur scientifique de l’auteur qui revendiquait le titre de « professeur » à chaque message qu’il postait (signature automatique de message ?) pour justifier sa parole. Au moins deux dates étaient fausses et la présentation de la profession d’une personne citée, dépassée depuis au moins 3 ans à la date de la soutenance de ce mémoire.
Nombre sont ceux qui fustigent la qualité des écrits d’Internet arguant, à juste titre, du risque lié à la nature même du moyen technique qui rend possible la publication de contenus sans filtre. Ils auraient cependant aussi à critiquer les autres vecteurs d’informations ou supports de savoirs dont on observe chaque jour et depuis longtemps qu’ils contiennent des choses qui méritent questionnement. Mais le sens critique s’émousse dès lors que les codes externes de légitimité de l’auteur correspondent à celui du lecteur, chacun de nous peut en faire l’expérience dans son quotidien. Le monde scolaire est à ce sujet particulièrement redoutable et les salles de cours mériteraient souvent un soigneux toilettage méthodologique… Faut-il pour autant profiter d’Internet pour développer un scepticisme systématique ? Entre adhésion béate et théorie du complot, il y a tout un spectre de postures qui méritent d’être travaillées et analysées pour envisager d’aller vers une analyse plus intransigeante de l’information et des savoirs.
Pourquoi faut-il éduquer à la « production de langage » sous toutes ses formes ? Parce que chacune de ces formes (techniques ou non) porte en elle les risques d’approximation de manière spécifique et parce que pour pouvoir soi même en identifier l’existence, il faut aussi aller vers le processus de production. L’exemple scientifique classique est celui des statistiques basées sur des enquêtes déclaratives. Du choix de l’échantillon, à celui des questions, ou à la manière dont s’est opéré l’enquête (en ligne, au téléphone, en face à face…) tout invite à la méfiance. Il suffit d’écouter les commentateurs de sondages pour se rendre compte du déplacement de sens qui s’opère systématiquement entre les résultats d’un processus non discuté et l’interprétation des ces résultats considérés comme des faits alors que la plupart du temps ils ne sont que la verbalisation des représentations subjectives des faits. On le voit, la méconnaissance des processus de production d’un discours empêche grandement d’en mesurer les risques d’erreurs. Le monde scolaire a encore en ce moment une vision très limitée de ces questions. Ainsi le document Pacifi publié il y a plusieurs mois ne porte son attention que sur l’écrit papier et très peu voire pas du tout sur les autres formes d’écrits. Confirmant ainsi la centration du monde scolaire et en particulier celui de la documentation, sur une partie de la production de discours, ce travail, qui pourtant mérite d’être salué, montre la difficulté du monde scolaire à entrer dans une véritable vision critique de tout propos quelqu’en soit le vecteur.
L’école serait donc si mal à l’aise avec Internet qu’elle en ferait une crise de rejet ? Les symptômes actuels vont dans ce sens. Certes de manière beaucoup plus sage que ne le ferait un philosophe attrape tout, les éléments du rejet d’Internet s’insinuent chaque jour un peu plus dans la réthorique scolaire, tout comme il y a plus de trente ans pour la télévision. Parmi ces symptômes, on trouve le dénigrement systématique des contenus, les opérations médiatiques d’éducation aux seuls dangers, ou encore les cures de sevrage. Mais aussi on trouve de manière plus insidieuse des propos quotidiens tenus dans les classes, ou dans les salles des professeurs lorsque ceux-ci sont confrontés à leur propre contradiction : « j’utilise des sources numériques, mais je ne veux pas que les élèves y aient accès en classe ». Du coup le choc est rude lorsque ceux-ci le font quand même et mettent en difficulté leurs enseignants. Car le sens critique, lorsqu’il se développe est très dangereux, même pour celui qui est censé l’enseigner. C’est pourquoi la contradiction se fait de plus en plus évidente dans de nombreuses situations éducatives. Du coup certains ne s’embarrassent plus de scrupules et déclarent vrais ou faux des contenus, au nom de leur idéologie ou de leur croyance (et pas forcément de leur foi). Ce procédé est très rassurant, car stabilisant. Le lecteur n’a plus à se poser de questions, il suffit de croire.
Depuis le début du XXè siècle (et même auparavant, mais de manière plus localisée), chacun de nous est bousculé par l’arrivée dans son champ de perception d’informations qui viennent « de loin » et de plus en plus vite, en grande quantité. La seule recherche de source n’est pas une garantie de qualité, mais lorsqu’elle est étayée, elle  est un levier d’analyse des contenus de cette source. Malheureusement on s’en tient souvent à ces sources et on ajoute à l’analyse des documents trouvés une tentative d’appariement à ce que l’on connait déjà. Or c’est cet appariement qui pose problème. Si je compare quelque chose de nouveau à ce que je connais déjà, est-ce que je peux en mesurer la pertinence ? Le risque est que je considère comme faux tout ce que je ne connais pas, ou inversement… La difficulté face aux flux massifs d’information c’est de rentrer dans cette information et de « plonger » dedans avant d’y projeter ce que l’on sait déjà. Si l’on veut éviter cet écueil, il y a un important travail personnel à faire pour organiser l’analyse critique des documents. Or ce travail commence par un travail sur soi, une sorte d’autocritique cognitive. Le modèle scolaire, basé d’abord sur la conformité à une norme va à l’encontre de cela. Peut-on mettre en doute la parole du maître ?
La possibilité d’accéder à des sources multiples (dans leur forme et dans leur fond) est une évolution suffisamment significative pour inviter tous les penseurs de l’éducation à réfléchir à un autre système scolaire que celui qui est en place. Malheureusement, l’idée que le doute, le questionnement de la parole soient institué comme moteur central de la vie en société renvoie à une autre question aussi importante : celle de la confiance. Pourquoi ne plus avoir « autant » confiance qu’il y a plusieurs années ? Parce que celle-ci a été suffisamment souvent trahie par ceux qui étaient à la « source ». Le travail de l’éducation devra donc être dans les prochaines années un travail de reconstruction de la confiance. La première étape est celle de la confiance des jeunes au monde adulte… et là il y a un immense travail à mener. On peut penser qu’une fois la confiance installée, alors l’accès à l’information sera plus facile… mais des exemples récents (presse britannique par exemple) ne nous incitent pas à l’optimisme. Internet ou pas, le scepticisme à encore de beaux jours devant lui… il ne suffit pas de chercher des boucs émissaires, alors que le problème est plus fondamental.
A suivre et à débattre
BD

1 Commentaire

    • B Lesnoff sur 19 juillet 2011 à 11:51
    • Répondre

    Bonjour,
    Effectivement trouver la bonne posture éducative face aux tsunamis informationnels n’est pas chose aisée. Le doute devient la règle. Parallèlement et paradoxalement, l’ouverture des commentaires dans les sites n’a pas instauré un espace systématique de débats, mais un espace où chacun essaie de conforter un point de vue. Nous nous adressons à nous même, en somme. J’ai rarement vu des volte-face de point de vue dans les forums, à croire que tous nous prenons une posture défensive. Nous pouvons douter de tout et de tous, mais appliquer ce doute à soi-même fait faillir. Les propos tenus vont au-delà de ce que nous pensons, chacun cherchant à construire son image d’homme moderne, chacun vivant son adolescence numérique.
    L’ère numérique ré-ouvre les thèmes philosophiques de la connaissance et du savoir; le flot d’informations est tel que la construction, au sens cognitif, de la connaissance ne relève plus des schémas éducatifs antérieurs. Aujourd’hui l’enjeu n’est plus de sommer mais de trier.
    BL

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