Programmer ou paramétrer, une question de philosophie…

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La présentation des salles dans lesquelles travaillent les employés des banques auprès des marches financiers est significative de la place de l’informatique et du numérique dans nos sociétés et les commentateurs s’en emparent souvent pour illustrer la puissance de ce marché. Ainsi notre imaginaire collectif s’enrichit-il et consolide-t-il progressivement cette image. Un des ces commentateurs explique, en s’appuyant sur les dires d’un des employés que lorsque une action baisse de manière trop importante pendant plusieurs heures l’ordinateur est « programmé » pour vendre automatiquement cette action, et qu’ensuite cela se propage dans toutes les places boursières du monde avec les conséquences que l’on sait.
Le problème éducatif posé par ce genre de propos est celui de la construction de la représentation sociale de la programmation et de ses conséquences pour la vie quotidienne. Entendre de tels propos peut laisser penser que l’on n’y peut rien et que c’est en quelque sorte le programme qui décide. Cette façon de présenter les choses induit donc une compréhension bien particulière du rôle de l’informatique dans la société : a partir d’un certain point, elle remplace l’homme et agit, de manière responsable à sa place.
Pour tous ceux qui ont connus les premiers ordinateurs personnels fin des années 1970 début des années 1980, il faut se rappeler que lorsque l’on mettait en route la machine, on commençait d’abord par écrire des programmes et donner des ordres qu’ensuite la machine exécutait. Pas de programmation apparente préexistante. Et pourtant déjà, le simple fait de disposer d’un langage de programmation était la preuve d’un programme sous jacent dont on nous expliquait qu’il était écrit en assembleur, lui même langage générateurs de 0 et de 1 fondamentaux. Mais c’était encore oublier que outre que la représentation d’un réel en base 2 est déjà un langage en soi, chacun des composants de la machine recelait en lui même un programme qui avait été conçu en amont même de sa fabrication afin « d’agir » automatiquement. En fait les couches se sont ajoutées les unes au autres a tel point qu’il est de plus en plus difficile de les repérer, de les distinguer, mais surtout de maîtriser leur comportement, ou tout au moins le comprendre. Si vous faites l’acquisition d’une tablette en ce moment, ces fameuses couches de programmation vous seront totalement invisibles (on est loin des PC des années 80) ou au moins difficiles à repérer. Et pourtant la programmation qui a servi à élaborer ces machines est tellement présente, qu’en réalité, elle vous dirige dans les utilisations.
Faut-il alors apprendre la programmation ou comprendre la programmation ? A écouter nombre de commentateurs, le programmé ne se discute même pas, il est là, déjà là, et il faut faire avec. Cette forme de déterminisme est évidemment encouragée dans notre société : on n’aime pas les gens qui cherchent à comprendre trop loin ce qu’on veut leur imposer. L’enfant qui pose cent fois dans la journée les questions habituelles : qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi du fais ça ? etc… est rapidement éduqué à ne plus poser ces questions (même s’il continue de se les poser), cela fait partie de ce que tout être humain doit apprendre : tu dois accepter de ne pas savoir. Avec le programmé, il faudrait aussi accepter de ne pas savoir. Or il y a un savoir fondamental qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est celui selon lequel l’intention humaine est présente continuellement dans notre environnement et qu’il est nécessaire de chercher à la repérer à chaque fois qu’on cherche à nous faire admettre quelque chose. Or ce savoir est lié à une compétence : « paramétrer un environnement »
Paramétrer c’est l’amont de la programmation. C’est la définition des choix que l’on fait. Rappelons nous les leçons de programmation structurée avec déclaration de variables, puis écriture des routines et enfin le programme lui-même. Transposons cela à l’activité humaine en général : avant d’agir je dois d’abord mesurer l’environnement dans lequel je suis et repérer les éléments que lesquels je peux agir et ceux sur lesquels je ne peux pas agir; ensuite je développer des schèmes d’action qui vont principalement viser à faire varier les éléments sur lesquels je pense pouvoir agir; enfin je vais mettre en oeuvre les actions nécessaires pour atteindre le but que je vise ou tout au moins m’en approcher. C’est cela qui me traversait l’esprit quand je remontais lentement ce glacier pentu, sans crampons, pour atteindre le refuge. Soudain je me suis mis à glisser, juste d’un mètre ou deux, sans conséquences, autres que quelques égratignures aux doigts. Que s’est-il produit qui a déclenché cette glissade que mes compagnons de cordée n’ont pas vécue ? Un mauvais ajustement des paramètres… et des conséquences possibles (et connues). Paramétrer l’action c’est s’autoriser à ne pas subir le programme.
La société numérique devrait-elle devenir une société programmée ? Certains rationalistes, pourtant, en rêvent tout en s’en défendant. L’observation de l’humain nous montre qu’il n’est pas programmé, mais qu’il comporte une forte composante programmable. Si l’on considère notre ADN, certains pourraient être prompts à dire que tout y est écrit. D’ailleurs les humains ne se ressemblent-ils pas bien davantage qu’ils ne se différencient. C’est là que réside le paradoxe essentiel : tous pareils (tous programmés) et tous différents (tous paramétrables). L’éducation de nos enfants doit donc être vigilante dans ce domaine et le numérique embrouille un peu plus le paysage en laissant penser que tout est programmé, alors que tout (ou presque) est paramétrable. Le problème, à l’instar de Jacques Ellul, est que le paramétrage passe pour programmé parce que non discutable (écoutez à ce sujet les entretiens en ligne qu’il a réalisé au début des années 80 et qui sont disponibles 6 épisodes appelés le système technicien dont le premier volet est à cette adresse : http://www.dailymotion.com/video/xczyxj_jacques-ellul-le-systeme-technicien_webcam). Si éduquer c’est conduire dehors (ex ducere) alors il s’agit de lutter contre toute programmation considérée comme allant de soi. Plus qu’une conviction, c’est aussi une philosophie de la vie, celle qui prétend que la liberté est au fondement même de l’humain.
A débattre
BD

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