Quatre évènements, mille lectures, le grand nuage informationnel des « spécialistes »

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Écouter les échanges entre journalistes, spécialistes, experts et autres « autorisés, quels que soient les supports, devient peu à peu insupportable. Après la crise sanitaire, la crise ukrainienne et les présidentielles, on est surexposé à des discours de toutes sortes dont on peut s’interroger quant aux intentions et à la qualité. Comme ces propos s’articulent avec les modes d’interrogations de ces personnes ainsi que les titres et autres manchettes, ils prennent une ampleur qui dépasse largement la nature même de leurs propos. Un suivi régulier de ces espaces d’expression amène à s’interroger sur la crédibilité de toutes ces prises de parole ainsi que sur notre propre « crédulité » face à ce torrent médiatique.

Dès qu’un micro ou une caméra sont proches de soi, on peut avoir tendance à de lâcher. C’est-à-dire se sentir soudain autorisé à s’exprimer, mais sur un mode oratoire particulier basé sur une forme péremptoire, affirmative donnant une impression d’assurance qui renforce l’impact du propos. C’est ce que l’on observe lorsque, sur les plateaux télés ou radio et autres espaces d’expression, il est fait appel à ces « spécialistes ». Parmi tous ces « parleurs », on constate surtout que, la plupart du temps ils ont du mal à expliciter leurs propos, à les étayer autrement que par des ressentis, des informations indirectes, parfois par des témoignages locaux etc… Ce qui est très dommageable pour le lecteur, le spectateur, l’auditeur, c’est qu’il est très difficile d’analyser sereinement les propos tenus, d’autant plus que ce récepteur a, lui aussi, ses propres prismes d’écoute et de compréhension.

Il faut ajouter à cette cacophonie les enjeux qui sont en amont de ces propos : l’audience, la publicité, la reconnaissance. En effet, les médias de toute nature sont à la recherche de moyens pour continuer leurs action. Il suffit de constater les évolutions des audiences, du lectorat de telle ou telle émission, tel ou tel journal pour comprendre que l’enjeu de popularité écrase très largement toute rigueur professionnelle. En réception on s’énerve de constater cette spectacularisation de tout évènement qui est susceptible de « faire de l’audience ». Car, non contents de donner des avis, des points de vue, les propos sont montés en spectacle (comme jadis Dechavanne, Michel Polac et d’autres l’ont démontré). Les responsables des médias n’ont peut-être que faire de ce qui se dit, du moment que cela permet le « business » associé (principalement la publicité). Quand les ego croisent les intérêts financiers, cela génère un nuage, un écran à la compréhension. Certes, certains tentent, dans leurs émissions, leurs éditions d’éviter ce biais, mais ils ne sont pas dupes : une ligne éditoriale c’est d’abord des chiffres…

On peut constater que parfois, certains de ces spécialistes ne cachent pas leurs difficultés à asseoir leurs propos sur des faits. Certains déclarent que leur propos est d’abord des conjectures avant d’être des analyses basées sur des faits constatés. L’exemple de la guerre de la Russie contre l’Ukraine est à ce sujet particulièrement exemplaire. Il faudra que certains s’emparent de tous les discours tenus sur les plateaux médiatiques depuis les premières heures de la guerre pour les analyser en profondeur et en montrer la trop grande vacuité globale. À force parfois d’accuser les réseaux sociaux on en oublie d’interroger les médias plus traditionnels. Ne sont-ils pas le reflet ou même parfois les générateurs de tout ce flou informationnel, faisant ainsi écran à la recherche d’informations fiables ? Autre difficulté, l’inconséquence des propos, aussi bien en amont qu’en aval : en amont, certains de ceux qui s’expriment n’ont pas d’implication directe dans le sujet dont ils parlent, autrement que par une position sociale spécifique (éditorialiste, ancien militaire, voyageur, etc…) et en aval les propos tenus n’ont que très peu de conséquences sur ce dont ils parlent. Pour le dire autrement, n’importe qui peut dire n’importe quoi, pas seulement sur les réseaux sociaux mais aussi dans les médias plus traditionnels avec le seul risque d’avoir des contradicteurs souvent aussi inconséquents.

Le rôle des animateurs (parfois intervieweurs) qui pilotent ces prises de parole n’est pas neutre non plus. En réalité, ils répondent à la double commande de l’intérêt d’audience de leurs questions et celle de la ligne éditoriale dans laquelle ils s’inscrivent. Leur manière de poser les questions, d’interrompre, de bousculer relève souvent davantage de l’exercice de bateleur que de celui d’une recherche d’approfondissement. Ce sont les intervieweurs et intervieweuses qui posent aussi problème. Quelles sont leurs intentions réelles ? Quelle éthique défendent-ils vis-à-vis des gens qu’ils interrogent ? Quelle connaissance du sujet qu’ils questionnent ont-ils ? Leur maîtrise du sujet abordé n’est-il pas insuffisant pour poser les bonnes questions ? Peut-on passer ainsi d’un sujet à l’autre sans un travail de fond ? C’est le problème de la profession de journaliste qu’il faut poser, ainsi que du sens de la professionnalité . Il sera intéressant dans quelques temps, au moment de la retombée des urgences médiatiques, de mettre à plat ces manières de faire.

Et pour la jeunesse, se pose la question de ce qu’elle peut faire de tout cela. D’abord, on le rappelle, la jeunesse n’est pas une catégorie homogène. Ensuite, les différences d’âges, de contexte de vie, de parcours personnel sont des paramètres importants à prendre en compte. Les enseignants qui les côtoient au quotidien savent cela, mais sont aussi confrontés à cette complexité double : les jeunes et le nuage médiatique. L’école est-elle en mesure d’aborder correctement ces questions ? On peut s’interroger en regard de la culture enseignante et de son évolution. La lassitude du nuage médiatique peut amener à un repli sur les programmes et sur des savoirs stabilisés et rassurants. L’incertitude qui naît de toutes ces situations est amplifiée par la sphère médiatique. IL est temps que le monde éducatif et le monde médiatique engagent un dialogue de fond sur ce fameux passage qui va de l’information à la connaissance en passant par les savoirs. Le monde numérique a élargi de manière importante le spectre informationnel, les professionnels des médias traditionnels tentent de s’insérer dans ce monde parfois nouveau pour eux, les enseignants eux ne sont pas directement concernés (sauf intérêt personnel) par ces évolutions actuellement, protégés (enfermés ?) par l’institution. Il est temps de repenser la scolarisation sur le fond et sur la forme, mais cela ne peut se faire sans prendre en compte le paysage informationnel en évolution.

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