Manuel vs informatique, pour une nouvelle orientation ?

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L’observation de la lente évolution des contenus enseignés en particulier dans les domaines professionnels permet d’observer une tendance qui n’est pas sans poser quelques problèmes : de moins en moins d’apprentissages manuels de plus en plus d’abstraction, avec ou sans technologie. Par cette formulation un peu rapide, il nous semble qu’il faut signaler le fait qu’avec l’informatisation d’un nombre de plus en plus important de gestes professionnels, l’enseignement s’est petit à petit éloigné de la question du geste, de la manipulation d’objets, bref a perdu une grande partie de la dimension manuelle qui a pu exister dans le passé. On retrouve d’ailleurs dans l’enseignement des « travaux manuels » ou « de l’enseignement manuel et technique » (EMT), qui ont aujourd’hui disparu le souvenir de cette prise en compte. Avec la scolarisation obligatoire jusqu’à seize ans c’est l’ensemble de la population qui est concernée, dès son plus jeune âge, au moment des apprentissages fondamentaux par cet abandon. Au nom de l’évolution des sociétés industrialisées occidentales, cela peut sembler logique si l’on s’en tient aux besoins du marché du travail (tertiarisation) mais au vu du quotidien de nos vies, cela semble une évolution qui peut être lourde de conséquences.
Le passage de manuel à technique avait peu marqué les esprits mais déjà changé l’approche, le geste s’enrichissait de la machine. Le passage de technique à technologique a, insensiblement mais profondément changé ce qu’il est convenu d’appeler le paradigme de l’enseignement. Désormais le savoir sur la technique supplante la technique elle-même, sorte de science nouvelle. L’informatique a largement accéléré ce processus et pour s’en rendre compte il suffit de lire les contenus des programmes successifs qui ont été écrits pour les sections d’enseignement plus orientées vers les techniques et le professionnel. Même la lecture des programmes de l’enseignement de la technologie à l’école permet de faire la même observation. Ainsi l’approche abstraite finit ainsi de balayer l’approche concrète des faits. La multiplication des écrans, ou encore ce que l’on nomme le virtuel, les simulations, tout concoure à supprimer le contact direct au profit d’un contact « médié » par les machines.
Ce qui résiste pour l’instant c’est le geste de l’écriture. Bien que menacé par certaines initiatives qui visent à remplacer l’écriture manuscrite par l’utilisation de claviers, le geste d’écriture semble garder ses lettres de noblesses et sa légitimité scolaire. Plus même, avec les tablettes numériques « tactiles » certains pensent que la place du geste va être renouvelée. Voir des enfants former leurs lettres sur la surface de l’écran avec leurs doigts ou encore assembler des lettres « à la main » en les glissant sur l’écran, semble indiquer la constance du geste. Pour ceux qui ont connu les boites de lettres en plastique que l’on manipulait en classe, le compte n’est pas bon. En effet entre toucher cette lettre en plastique et symboliser, en la traçant, la forme de la lettre sur un écran, ce n’est pas pareil. Ainsi même dès les premiers apprentissages, le geste pourrait changer de forme. Faut-il alors l’abandonner ?
Le problème est que notre corps, entier, est d’abord geste. Même taper sur un clavier est un geste (à forte valeur ajoutée) dira-t-on. Il faut bien reconnaître que l’école fait « mal au corps ». Outre qu’elle le contraint dans le temps et dans l’espace, désormais elle en vient même à nier son intérêt pour l’avenir du jeune. Or du boucher au chirurgien (rapprochement sans intention), du menuisier au cuisinier, nombre d’activités professionnelles requièrent la maîtrise des gestes. Au-delà de l’utilité professionnelle, chacun peut observer pour lui même combien la maîtrise du corps et des gestes peut aider dans la vie quotidienne. L’informatique à la suite de nombreuses technologies à mis progressivement de coté un ensemble d’activité manuelles. On peut comprendre que de remplacer des gestes avilissant, à la chaîne, répétitif et sans intérêt par des machines est une bonne idée (cf. les temps modernes de Charlot). Mais encore ne faut-il pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Automatiser les gestes, représenter les objets au moyen des machines informatiques représente une amélioration de conditions de vie, mais aussi un appauvrissement de la variété du potentiel humain.
Or il se trouve que dans nos classes, quelqu’en soit le niveau, le besoin d’activité relevant du manuel est toujours aussi important, mais qu’il est minoré, voire nié. On me rétorquera qu’il y a encore le sport (EPS pour ceux qui s’y intéressent). Mais les enseignants de cette discipline montrent bien souvent le problème des corps et de leur gestion au sein du système scolaire. Le problème de la prise en compte du fait manuel est l’affaire de tous. Cela va de la représentation à l’action. Pour l’action, nous sommes souvent limités par les contraintes d’espace et de temps et par les habitudes du monde scolaire. Pour ce qui est des représentations, il est temps de sortir de l’opposition manuel-intellectuel. Alors que chacun prend aisément la parole pour restaurer l’image de l’enseignement professionnel et technique, la réalité du fonctionnement scolaire va à l’opposé, aussi bien pour la dimension manuelle que pour la dimension professionnelle. Les jeunes comme les adultes ne sont pas qu’un cerveau, des mains et des yeux, le tout rivé devant un écran et un clavier… Or notre vision de l’apprentissage ignore de plus en plus l’activité manuelle comme faisant partie de la formation « intégrale » de la personne. C’est une vision de l’humain dont il est question, mais c’est aussi une vision d’une société qui jadis fut fondée sur l’activité manuelle et qui est désormais menée par l’activité intellectuelle.
Chaque jeune, chaque adulte a besoin de ce passage par le manuel. Il suffit de regarder des enfants de moins de 3 ans jouer pour s’en rendre compte. L’imitation, entrée dans l’apprentissage la plupart du temps ne passe pas que par les mots mais d’abord par les gestes. Mettre des tablettes ou des smartphones dans les mains des enfants ne doit pas faire croire que l’on y retrouve du manuel parce qu’il y a un écran tactile. C’est terriblement insuffisant. La réalité deviendrait ainsi l’égal d’une surface en deux dimensions ! Dans leur rapport sur l’enfant et les écrans, l’académie des sciences n’a pas abordé de manière suffisante cette question du rôle de l’activité manuelle dans la structuration de celui qui apprend. Pour beaucoup d’élèves, et pas les plus jeunes, le besoin de faire jouer leur corps malgré tout, de l’éprouver est probablement un écho à la lente extinction du sens de l’activité physique comme participant de l’apprentissage et du développement personnel. On peut rêver que les interfaces du type kinnect ou leap motion vont nous amener à en prendre conscience, mais on en est encore loin, et les travaux de recherche sur ces nouveaux moyens ne laissent pas espérer beaucoup pour l’instant, même si quelques reportages sympathiques nous ont montré des personnes âgées à qui on réapprenait à sentir leur corps grâce à ces moyens numériques.
A suivre et à débattre
BD

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