Travail, buzz, hyperinformation et qualité

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Tenir un blog de manière régulière, écrire des articles ici ou là, faire des interventions c’est toujours un peu une exposition de soi qui apporte au moins deux choses : une certaine forme de reconnaissance, un risque de désaccord. De nouveaux outils récemment apparus, en particulier ceux de curation, ont pris le relais ou plutôt se sont mis dans le prolongement d’outils présents (forums, mails, RSS) ainsi que les outils de réseaux sociaux qui jouent aussi souvent ce rôle (voir le nombre de messages sur twitter et sur facebook qui sont de simples liens tout juste commentés). Or ces outils viennent enrichir (envahir, encombrer ?) l’espace cognitif de chacun de nous. Ils viennent aussi enrichir l’audience des auteurs qui sont relayés, mais aussi des relayeurs. Nous avons déjà eu l’occasion de l’écrire : attention, la popularité ne vaut pas qualité. On peut même parfois dériver de l’un vers l’autre : vouloir partager un questionnement se transforme alors en manifeste à faire partager par le plus grand nombre.
C’est là qu’intervient une question centrale pour tout contributeur sur le web : j’en attends quoi ? En d’autres termes, examinons chacun notre ego et regardons, au travers de nos publications ce qui en transparaît. Dis moi comment tu contribues je te dirai qui tu JE !
C’est vers 1985 que les réseaux numériques ont réellement commencé à se populariser dans un pays comme la France, porté par le minitel (il ne faudrait quand même pas l’oublier) et ensuite par les réseaux multiples (qui se souvient encore de OUF, des BBS, de Calvacom, voire même de Compuserve et AOL qui sont tous les parents culturels d’Internet – mais pas technologiques). Or depuis cette époque, on observe les mêmes phénomènes qui désormais se sont amplifiés du fait de la massification des accès à ces moyens : coûts, ergonomie, disponibilité, maîtrise. Si je dis massification et pas démocratisation c’est pour éviter de colporter cette fausse vision qui réduit l’un à l’autre, oubliant un élément central : la culture (au sens anthropologique du terme), autrement dit ce que chaque humain construit avec son environnement tel qu’il est et tel qu’il peut l’utiliser.
Bref ce n’est pas parce que n’importe qui peut dire n’importe quoi qu’il le dit ! La multiplicité des aphorismes et proverbes sur le thème est assez intéressante, humoristique en tout cas questionnante :
– Ce n’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule
– La parole est d’argent mais le silence est d’or
– Quand on visite un pays une semaine, on écrit un livre. Un mois, on écrit un article, Un an, on ferme sa gueule.
– Tout peut être dit, si on laisse celui à qui on s’adresse avoir le droit de ne pas l’entendre.
– ….
Ce qui est inquiétant dans ces flots de propos c’est l’origine, la maturation, mais aussi le contexte idéologique de ces expressions. Il faut souvent lire un texte en se demandant qu’elle est l’intention de son auteur. Ce texte par exemple à pour origine une irritation contre le trop grand nombre de personnes qui ne cessent d’exprimer leur opinion sur Internet, de la faire buzzer, mais qui ne passent pas à l’analyse et surtout pour lesquels l’opinion semble tenir lieu de vérité. De plus ce texte a aussi pour origine quelqu’un qui a une histoire, une posture idéologique, un parti pris scientifique (cf. Bruno Latour) et aussi un ego… L’intention d’écrire est un « objet d’étude » très intéressant et énigmatique. Ayant déjà eu l’occasion d’en débattre ici où là, en face à face ou en ligne, je me suis aperçu combien le devoir « d’autocritique intentionnelle » est essentielle pour chacun de ceux qui ont la prétention d’écrire. Dans un récente numéro de Télérama consacré au mensonge, Clément Rosset, philosophe voit son interview introduite par cette phrase : « Pour le philosophe, le mensonge peut être généraux, altruiste même… mais se mentir à soi-même c’est perdre de vue la réalité ». Avec l’utilisation de moyens numériques qui mettent à distance l’impact du verbe prononcé, c’est cette perte de vue qui nous menace. Sans retour « réel » il est possible de tout dire, en étant de préférence le premier, si l’on veut devenir populaire. On nous rétorquera que la loi du silence (et son corollaire la théorie du complot), imposent de dire, même si ce n’est pas tout à fait juste. Mais dire c’est aussi assumer ce que l’on dit. L’affaire récente d’ask.fm qui a amené une jeune fille à se suicider suite à des échanges anonymes en ligne doit nous alerter.
Il est toujours facile de désigner des coupables, de dire que ça ne va pas, de fustiger telle ou telle institution… surtout en ligne. Il est plus difficile d’étayer ses thèses en s’appuyant sur des données vérifiables et fiables. Il est encore plus difficile de dépasser l’analyse, quand ce n’est pas l’opinion, pour faire des propositions constructives. La rentrée scolaire est souvent l’occasion de faire cette étude autour des « livres de la rentrée » et des éditos du redémarrage de l’école et autres échanges en ligne. Or il est temps que chacun reprenne le chemin de « l’autocritique intentionnelle ». Les éditeurs ne s’embarrassent pas trop : un livre avec un bon titre sorti au bon moment vaut intention : vendable pendant les mois de septembre et d’octobre… Quand à leurs auteurs, complices ou pas, malgré eux ou pas, ils sont dans la même dynamique qu’ils argumentent sur le fait que c’est le bon moment pour les lecteurs de lires leurs réflexions (de l’été… écrite à l’ombre des arbres en Toscane ou au bord d’une vaste étendue d’eau) qui arrivent à point nommé pour recueillir l’écho qu’ils en espèrent. Mais quid de l’intention réelle… et donc de « l’autocritique intentionnelle » ?
Ce blog n’est pas un rassemblement d’articles scientifiques, sur les modèles à la Karl Popper ou Claude Bernard, il est juste une tentative de construction qui s’appuie sur les trois piliers : perception, analyse, proposition. A chaque fois que cela est possible, il s’agit d’aller le plus loin possible dans chacun des trois piliers. Pour la perception, la rendre la plus objectivable possible; pour l’analyse essayer de ne pas en rester à l’opinion mais bien à l’analyse des faits et des discours; pour la proposition s’imposer de permettre au lecteur (et d’abord à l’auteur) de passer à l’action concrète, aussi modeste soit-elle, mais par contre bien visible. Je lis beaucoup de propos qui fustigent en général telle ou telle catégorie de personne, telle ou telle institution, tel ou tel projet, mais qui une fois prononcé ce jugement, laissent le lecteur dans le vide. Or l’une des dérives actuelles de la médiatisation a été bien comprise par certains chefs charismatiques et populistes : désigner l’ennemi, mais laisser le peuple lui faire un sort. Cette stratégie qui conduit des milliers de personnes à la mort – d’elles-mêmes et celle des autres – a démontré à de nombreuses reprises sa force dans l’ensemble de notre monde humain…
Il nous reste à souhaite que cette « autocritique intentionnelle » débouche sur un travail collectif de reprise en main de la « responsabilité intentionnelle » de celui ou celle qui tient propos publiquement… Voilà un programme éducatif qu’il est surement intéressant d’explorer davantage.
A suivre et à débattre
BD

2 Commentaires

    • Chloe V sur 8 novembre 2020 à 04:03
    • Répondre

    Bonjour,
    je chercher l’origine de la phrase que vous citez « Quand on visite un pays une semaine, on écrit un livre. Un mois, on écrit un article, Un an, on ferme sa gueule. » Pourriez-vous me renseigner?
    En vous remerciant

    1. Cette phrase, je l’ai entendue lors de mon voyage pour faire de la formation de chefs d’établissements scolaires à Tahiti en 1998. C’est un Tahitien qui me l’a dite et cela a été confirmé par d’autres métropolitains expatriés là-bas qui étaient autour de la même table. Quant à sa source, je n’en ai pas d’autres.

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