On voit des tablettes partout

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L’engouement incroyable pour les tablettes semble relever davantage d’un irrationnel que d’une analyse froide et réfléchie. Et pourtant les marchands se frottent les mains, ils semblent avoir réussi le pari de l’imaginaire de la réussite scolaire. Mais pour y parvenir ils sont passés par un chemin qui n’a rien à voir avec l’école. Je propose de développer une hypothèse d’explication qui mériterait débat, réflexion et plus si nécessaire. Cette hypothèse est que le choc d’utilisablité de la tablette (et des interfaces de smartphones – Terminaux Mobiles Connectés – TMC). Ce choc est essentiellement lié à l’impression d’appropriation fulgurante que procure la prise en main de ces machines.
Rappelons-nous la fameuse scène du film « être et avoir » dans laquelle la famille réunie le soir autour de la table de la cuisine tente d’aider le « petit » dans son problème de mathématiques. Manifestement la scène montre le désarroi, le sentiment progressif d’inefficacité personnelle qui s’empare d’adultes devant des problèmes posés par d’autres adultes à des enfants. Or échouer pour cette famille, c’est se retrouver dans la même position que l’enfant. La plupart des parents ont fait, peut-être d’une autre manière, cette fameuse expérience du « moi je suis dépassé par ce qu’ils apprennent à l’école ». Ce sentiment apparaît à des périodes très différentes selon les familles, mais cela apparaît dans de nombreuses situations éducatives. Avec l’ordinateur à la maison, un autre sentiment a émergé, complémentaire au précédent, c’est celui d’être dépassé par les connaissances et les habiletés des jeunes face à ces machines. Sorte de double peine pour un parent, non seulement il ne parvient pas à comprendre ce que des adultes demandent à ses enfants, mais en plus les enfants développent des connaissances et des compétences, dans l’école, que lui-même est loin de posséder. Cette dernière expérience touche tous les milieux et amène même des ministres à exprimer (comme le fit jadis Lionel Jospin) leur sentiment d’infériorité.
Rappelons ici aussi le fameux passage d’un documentaires d’origine belge (Striptease) qui montrait des adultes découvrant l’ordinateur portable qu’ils avaient acheté et qui tentaient de le prendre main. On se souviendra aussi du slogan d’IBM pour vendre son PS1 qui était « 5 minutes et vous êtes dans le coup ». Le concept du « prêt à utiliser » a longtemps été une énigme pour tous ceux qui, séduits par l’ordinateur et son imaginaire, se trouvaient confrontés à la réalité des usages. Jusqu’à ce qu’arrivent ces nouvelles machines au fonctionnement apparemment si aisé. Nous avions ici évoqué le fait que pour permettre une utilisation facile, els concepteurs avaient enfermé les usagers dans des logiques qui leur faisaient avoir un « sentiment de compétence », qui, renforçant le sentiment d’efficacité personnel était aussi un facteur de motivation pour aller plus loin dans les difficultés. Car c’est un des points clés de l’évolution récente : c’est d’abord facile et on a des résultats auxquels on s’attend. On se sent efficace.
Tout adulte qui a vécu ces humiliations puis ce renversement se sent rapidement investi, s’il n’y prend pas garde, d’une double mission : imposer sa découverte aux autres, montrer en public sa maîtrise supposée de l’outil : « tu as cette app ? » demande-t-on en société, « elle est géniale ! » rajoute-t-on en considérant l’autre comme un « moins bon », en le regardant avec condescendance. On pourrait croire que ce comportement, jadis réservé aux aficionados de l’ordinateur individuel avait traversé les années et contaminé la population.
L’effet est immédiat : tout le monde se met à acheter des tablettes pour soi (selon les moyens), pour les autres (selon la posture décisionnelle), mais en tout cas de déclarer que c’est très bien, en particulier pour nos enfants et l’école comme le montrent de récents sondages auprès des parents d’élèves. Un élu, séduit par cette situation retrouve de sa superbe et au vu de la fascination des jeunes a bien senti qu’il y avait un vent porteur. Et puis l’école, l’éducation, c’est quand même là qu’il faut faire quelque chose pour ces objets dont le rapport récent sur la filière du numérique éducatif (http://www.education.gouv.fr/cid73971/la-structuration-de-la-filiere-du-numerique-educatif-un-enjeu-pedagogique-et-industriel.html) nous indique qu’on est bien loin du compte.
Ce rapport mérite toute notre attention car il tente de fournir des solutions à des problèmes rencontrés en oubliant radicalement le contexte. Car l’oubli majeur de ce rapport c’est la forme scolaire. Certes il parle d’informatiser les examens, mais à la marge…. et surtout pas dans l’esprit. Pas question ici de refonder l’école… mais plutôt de lui accoler des « chiens de garde » numériques, pilotés par l’état, en charge de dire ce qu’il convient de faire à une industrie (éditeurs, fabricants etc…) qui depuis quarante ans ne cesse de s’interroger sur ce monde scolaire et son fonctionnement. Certains l’ont simplement abandonné (IBM dès les années 1990), d’autres l’ont enrôlé (Apple), d’autres enfin l’ont contourné (Google, facebook etc…). Quand à nos entreprises françaises, prises dans leur marché étroit et si compliqué, elles ne parviennent qu’à survivre, certaines sous perfusion, d’autres par fidélité voir assujettissement comme les éditeurs scolaires.
Car en dehors d’une Education Nationale (et centralisée) point de salut. En dehors d’une école très napoléonienne, aucun autre modèle n’est possible. Autrement dit nous sommes confrontés à un choc potentiel : d’une part des tablettes, d’autres part une école. Comme si les politiques espéraient se réconcilier avec les élèves et surtout réconcilier les élèves avec leur école (voire avec leurs parents) à coup de tablettes. Mais cela n’aura qu’un temps, celui que l’école reprenne la main et enterre les velléités surgies des tablettes grand public. Quand on voit que la grande majorité des applications scolaires pour tablettes ne vont pas beaucoup plus loin que nos logiciels de la valise informatique qui accompagnait les nanoréseau de 1986, on se demande où est le changement. Ah oui, il y a aussi Internet… mais attention au grand méchant loup qui s’y cache, horreurs criminelles, horreurs scientifiques, horreurs ludiques, horreurs communicationnelles.
En ce début d’année scolaire qui voit tant de projet de diffusion de tablettes dans des écoles, il faut rappeler à tout un chacun qu’il faut peut-être prendre le temps de la réflexion. Il faut aussi dire aux journalistes de faire leur « vrai travail » de fond et pas seulement de faire la vitrine du magasin. Car derrière ces dépenses, derrière ces investissements, il y a des humains qui face à de tels modes de fonctionnement finiront pas tourner le dos à ce qui pourtant fait le ciment de nos sociétés : « l’apprendre et le vivre ensembles ».
A débattre
BD

1 Commentaire

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    • Claude sur 5 décembre 2013 à 12:37
    • Répondre

    Bonjour,
    Pensez-vous que le même processus qui a prévalu pour la diffusion des TNI dans les classes est entrain de se mettre en place pour les tablettes ?
    Il ne s’agit pas du même matériel.
    Merci

  1. […] sur le blog de Bruno Devauchelle […]

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