Qui peut s'autoriser à penser le numérique ?

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Le numérique c’est un peu comme l’éducation désormais : tout le monde en a une expérience, donc chacun se sent autorisé à en parler, voire à le penser. Cette observation montre que passer de la discussion d’opinion à l’expression de croyances ou de convictions, quand ce n’est pas donner des leçons de philosophie à propos du numérique, est désormais ordinaire. Etant donné la place prise par le numérique et son développement au cours des vingt dernières années, le ressenti de certains est si important qu’ils ou elles ne peuvent se taire. On peut donc comprendre la profusion d’écrits sur le sujet. Or passer de l’opinion à la compréhension, de la compréhension à l’analyse suppose quelques étapes que nombre de discuteurs ne prennent pas le temps de franchir. C’est en premier ce que l’on peut nommer l’immersion ou encore la proximité personnelle sensible. Cela signifie que l’une des conditions essentielles pour pouvoir appréhender le sens du numérique est une pratique personnelle impliquée, c’est à dire un ensemble d’expériences dans la durée amenant la personne à « vivre avec ». Car trop souvent on entend des propos dits distancés, c’est à dire ne s’appuyant que sur ce que « d’autres disent de … ».
Bien évidemment chacun des auteurs s’en défendra et revendiquera haut et fort sa posture et sa pratique. Malheureusement il suffit de lire leurs propos pour mesurer combien ils ignorent ce dont ils parlent. Cela ne doit pas les empêcher de s’exprimer, mais cela doit leur imposer une rigueur intellectuelle bien différente que celles dont ils font preuve dans leurs propos sur le numérique. Car les usages liés au numérique ont une nature particulière : ils s’appuient sur l’expérience et sont irréductibles à la spéculation intellectuelle pure. Ils rétorqueront peut-être qu’on ne doit pas s’appuyer sur l’expérience au risque de se laisser envahir par l’objet lui-même sans s’en rendre compte et ainsi céder aux sirènes de leurs promoteurs. Même si le risque existe, le risque inverse existe aussi : d’une vision pré-cadrée, théorique, épistémique même, on peut en venir à réifier l’objet avant même de l’analyser. Le refus du passage par l’expérience au profit du discours des tiers et à son analyse critique est un artifice intellectuel qui se base sur la prééminence du discours sur l’action. Cette vision très intellectualiste à un intérêt réel de par la distance qu’elle impose par rapport aux discours. Par contre elle présente un risque, de confondre les discours sur et la réalité des objets de ces discours.
On a pu lire et entendre ici et là plusieurs de ces textes et analyses critiques. Pour ou contre le numérique, ces propos emploient le même cheminement intellectuel : celui de l’économie de l’expérience. Ils préfèrent soit l’analyse des propos médiatiques, soit la sélection soigneuse et parfois orientée des ressources scientifiques ou non. Mais il reste que la confrontation personnelle au numérique dans un contexte personnel et professionnel, et en plus une analyse serrée de terrain d’usages sont la plupart du temps absentes. Il semble bien qu’il vaille mieux s’exprimer que d’expérimenter, d’approfondir, de se confronter. Et il se trouve qu’il y a un public pour recevoir ce type de propos. Ce public fonctionne de la même façon, la plupart du temps. Parfois il est aussi un public soumis, c’est à dire un public qui délègue sa parole à ces parleurs et qui les confortent et se confortent.
Qu’est-ce que l’expérience du numérique ? Comment faire en sorte que ce soit une expérience constructive de connaissances ? Le numérique ce n’est pas seulement des objets (matériels et logiciels) ou des mouvements d’humeur (médiatiques ou intellectuels) ou encore une stricte expérience personnelle. C’est d’abord, et désormais, un fait social total. Du coup je ne peux jamais me contenter de mon expérience personnelle pour en faire un tableau universel. Au contraire même je dois aller chercher dans la diversité des pratiques, la richesse mais aussi la pauvreté de ce qui se construit. Et ce même si ce n’est pas dans mon milieu social, professionnel, politique, économique. C’est à partir de cette complexité que je peux commencer à comprendre ce qui se passe et à construire un discours.
Michel Serres a probablement commis l’erreur d’avoir écrit un livre trop petit et d’avoir tenu des conférences trop courtes. Mais aussi a-t-il été victime de la spectacularisation du débat. Aussi il est en train de devenir un symbole, souvent mal compris et mal lu, d’une position pro-numérique. Il est aussi complice de ces lectures approximatives en n’alimentant pas ces propos de manière plus avancées. Mais est-ce possible ? D’autres qui ont écrit beaucoup plus longuement n’ont pas toujours n’ont plus recueilli le retour qu’ils espéraient, tel Pierre Lévy. Mais lui aussi s’est trop souvent aventuré dans des lectures mal étayées de pratiques avérées et socialement situées. Pour l’un comme pour l’autre, et comme pour beaucoup d’autres encore, dont j’évoque ici le cas, ils souffrent la plupart du temps de ce que nous souffrons tous (moi y compris) : l’ignorance de l’océan ! Autrement dit, même si nous ne voulons pas faire de raccourci, il est extrêmement difficile d’incorporé la plupart des évolutions en cours, surtout lorsque l’on s’intéresse aux usages. Nous sommes donc condamnés à l’approximation, à la surface, dans la plupart des cas.
Ce billet n’a d’autre ambition que d’amener le lecteur à être critique et ne pas se laisser abuser par les discours. L’autorité de la parole ne doit jamais être un donné a priori. Malheureusement la quantité de parole disponible est telle que nous devons faire un travail immense pour aller au delà des apparences. C’est un des effets bénéfique et maléfique d’Internet : on accède à pléthore d’informations, mais on ne peut les traiter. Magnifique travail que peut faire le thésard qui veut rechercher la littérature publiée sur son thème, encore inaccessible récemment. Epouvantable constat de vide sidéral devant lequel le vieux chercheur se trouve lorsqu’il regarde le monde qui l’entoure et l’océan d’ignorance dans lequel il a la sensation de vivre. Alors comme chacun le flatte en sacralisant sa parole, il arrive parfois qu’il cède aux sirènes et oublie d’étayer quelque peu ses propos… alors qu’il y en aurait bien besoin… à commencer par l’auteur de ces lignes… bien sûr
A débattre
BD

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