Lire, écrire, compter… et numérique

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Savons-nous encore lire, écrire, compter à une époque où chacun de nous adultes, autant que jeunes avons en permanence des écrans tactiles à notre portée, dans notre poche ? Cette question est d’autant plus importante au moment où le socle commun tend à être réécrit, mais surtout au moment où chacun de nous (ou presque) a désormais accepté la présence de ce nouveau moyen technique en lieu et place des anciens. Fini le boucher qui prenait les commandes sur un petit carnet sur lequel il écrivait avec un crayon de bois coincé sur l’oreille… finie le policier avec son crayon papier pour rédiger la verbalisation… fini le conducteur perdu en ville s’arrêtant tous les cent mètres pour demander son chemin aux passants… fini le randonneur avec sa carte d’état-major à la recherche de cet hypothétique glacier à traverser, celui-ci ayant fondu depuis longtemps… fini l’épicier qui soigneusement recomptait sur le coin de son étal le total de vos achats, quand il ne le faisait pas simplement de tête.
Quand Michel Serres dit, avec humour, que nous avons perdu la tête, il ne croit pas si bien dire, au sens figuré bien sûr… mais aussi au sens propre si l’on considère que nous n’avons plus la même tête. Savons-nous encore lire, écrire, compter, ces fondamentaux que nous exigeons de nos enfants et que nombre de nous est bien en peine de mener véritablement à leurs meilleurs utilisations. Qu’on le veuille ou non, il faut constater que nous lisons moins, nous écrivons moins, nous comptons moins… ou alors différemment ? Mais dans le même temps, quels sont les métiers dans lesquels on pousse la maîtrise de ces trois fondamentaux à leurs limites ou tout au moins à une utilisation avancée ? Car il faut aussi reconnaître que nos métiers se sont aussi appauvris et que, plus globalement, dans la vie de tous les jours, nous sommes de plus en plus aidés par les moyens numériques dans des tâches simples et ordinaires. Une récente publicité qui vantait un logiciel qui lit à haute voix sur vos tablettes et smartphone les livres de votre choix, nous fait nous questionner sur l’intérêt de la lecture… voire sur la capacité visuelle à lire, puisqu’il suffirait d’écouter. Avec la télévision, dès le début, ce même type d’interrogation a émergé.
Nous lisons de plus en plus court, mais nous avons de plus en plus d’écrits (multimédia, polysémiques) dans notre environnement. Nous écrivons de plus en plus court, quand nous ne faisons plus simplement que copier-coller (re-router comme on dit avec les logiciels de curation). Nous n’avons plus besoin de compter, les machines le fond chaque jour pour nous et de manière plus exacte que nous ne saurions le faire. Nous n’aurions plus qu’à vérifier… les résultats des machines. Mais pour le faire, il faut savoir, un peu lire, un peu écrire, un peu compter et surtout comprendre.
Récemment à la terrasse d’un refuge italien, un groupe de randonneurs attablé en fin de journée s’est d’un seul coup mis à sortir papier, cahier, crayon et à écrire des lignes et des lignes de « je ne sais quoi ». Peu de temps après un article faisant écho de ces « stages d’écriture » me donnait l’explication : un certain nombre de personnes prenant conscience de leur incapacité à écrire souhaitaient retrouver la compétence d’écriture. Mais de quelle écriture ? Il aurait fallu aller indiscrètement lire ce que ces personnes traçaient sur le papier pour le savoir. Il semble bien que les moyens numériques changent non seulement notre perception de l’environnement (les stages de sevrage numérique l’illustrent malheureusement), mais aussi notre compétence à agir sur l’environnement.
Observant les réseaux sociaux pendant l’été et surpris par les logorrhées de liens en tous genres ou de photos à peine commentée, on peut s’interroger sur notre réelle capacité d’écriture, de lecture et de compte. Chacun pourra rejeter la faute ou le fait sur l’autre : nous sommes devenus des consommateurs instrumentés et perdons progressivement notre compétence d’auteur, de créateur, de concepteur. Acceptons de prendre en compte ce fait et au lieu de regretter le bon vieux temps, essayons de séparer les problèmes et les questions que cela pose. En particulier l’une d’elles peut sembler essentielle : est-ce que je conduis encore ma vie ? Autrement dit, est-ce que je suis encore auteur, et donc est-ce que je suis réellement en situation de choix ? Ou encore plus précisément, est-ce que je sais encore me mettre en situation de choix alors que la facilité technologique m’inviterait à me soumettre aux choix des algorithmes des logiciels intégrés (cf. les GPS, par exemple).
Un très vieux mythe humain de domination (souterraine, invisible) du monde traverse chacun de nous. Nous rêvons secrètement tous d’être bien plus puissants que la NSA, nous rêvons aussi de savoir plein de choses sur nos voisins (rappelons-nous la fille de Jacques Tati parlant des propos de son père, ou encore de Georges Perec dans « la vie mode d’emploi »). Il suffit d’entendre les gens parler du psychologue ou du psychanalyste comme quelqu’un qui lit en vous des choses que vous ne voyez pas ou encore d’entendre certains échanges de conseil de classe à propos d’élèves et de leur famille, pour comprendre que Big Brother sommeille en chacun de nous. Dans le catéchisme de notre enfance on lisait au sujet de Dieu les mêmes visions que Victor Hugo rapportait dans ce vers : « L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn ». Ce poème, appelé à juste titre « La conscience », devrait nous inviter à y réfléchir : avons nous encore conscience ?
Lire, écrire, compter, c’est d’abord avoir la capacité de prendre conscience. Mais il ne suffit pas de déchiffrer, d’écrire 140 caractères, de faire une addition sans retenue… il faut aller beaucoup plus loin. Pourquoi nos enfants ont-ils pris autant de défiance à l’égard de la lecture, de l’écriture, en premier lieu ? Il est probable que l’écart entre le monde académique et la réalité du vécu de chacun se soit creusé tellement vite que l’on en a oublié qu’il fallait aussi s’intéresser à ce qui se vit en dehors des savoirs savants. L’instrumentation de nos compétences suppose une redéfinition de celles-ci dans le monde actuel. Le projet de socle commun, comme nous l’avons écrit dans notre série de l’été, semble aller dans ce sens. Mais il n’ose l’avouer, ce serait risquer un refus net des acteurs en place. Et pourtant, il est devenu indispensable de redéfinir ce que nous avons nommé les « savoir-agir culturels » dans une société instrumentée par le numérique… au risque, si cela ne se fait pas, d’être instrumentalisé par elle…
A débattre
BD

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