Bon anniversaire, monsieur numérique et madame informatique à l'école !

Il y a trente ans, dans les couloirs d’un ministère de l’éducation et ceux d’une présidence de la république se concoctaient les prémisses d’un plan appelé « informatique pour tous » IPT. Outre qu’il s’agissait de soutenir une industrie informatique prise dans la tourmente de la mondialisation, le monde scolaire était le vecteur d’un projet qui devait faire entrer le pays dans le monde de demain (devenu entre-temps celui d’aujourd’hui). En 2015 et 2016, donc trente ans après, un plan numérique annoncé le 2 septembre 2014 refait surface, accompagné de sa cohorte de soutiens industriels, éditoriaux, et politiques. Soutenir et développer l’industrie informatique française et faire véritablement entrer l’école dans l’ère du numérique, tel est le principal projet qui s’appuie, bien sûr sur le triptyque habituel : équipement (des tablettes pour tous d’ici 2020), ressources en manuels scolaires numériques, formation des enseignants.
Si l’on est un oiseau de mauvais augures au risque d’être voué aux gémonies, on tirera du parallèle trentenaire non seulement la comparaison de méthode, mais aussi la comparaison des résultats. Or de ce côté, le risque est grand… Car les premiers concernés sont bien éloignés de ces considérations au quotidien. Les équipes éducatives ont affaire à « de vrais gens », nos enfants, et doivent les amener vers une société dont ils ont bien du mal à percevoir le projet, enfermés qu’ils sont dans les murs de la forme scolaire, mais aussi mis à l’écart des rythmes imposés au reste de la population qui a bien du mal à comprendre ce système scolaire. Certains revendiquent le sanctuaire, d’autres l’intégration, d’autres enfin prédisent la concurrence voire la disparition.
Trente ans après, et un nombre désormais incalculable de projets, de plans, de stratégies, force est de dire (et pour paraphraser un aphorisme célèbre) que « Ecole contre Informatique, à la fin c’est toujours l’Ecole qui gagne ». En d’autres termes, l’évolution de l’organisation scolaire au cours des trente dernières années n’a pas connu le même calendrier que celui de l’informatique, des TIC puis du numérique. Il suffit de lire toutes les analyses sociologiques sur l’école et sur le numérique pour s’en rendre compte.
Si l’on y regarde de plus près (cf. les travaux du CREDOC par exemple), la véritable révolution du numérique, c’est son arrivée dans la poche de la quasi-totalité de la population, ou au moins dans une proximité telle qu’aujourd’hui cela devient quasiment un « auxiliaire de vie ». Le corolaire c’est les usages nouveaux qui en ont découlé dans le quotidien de chacun de nous. Ce sont ces usages qui posent problème à l’école, et l’on peut, sans grand risque, prédire que les tablettes de Noël prochain viendront compléter les smartphones et autres équipements personnels. Autrement dit quand le plan arrivera, les familles et les jeunes seront déjà loin… comme elles le sont devenues depuis 2002. Et si l’industrie rêve d’un plan national numérique, c’est qu’il y a encore dans la tête de certains décideurs le mythe de l’état jacobin, mais surtout de l’état « tata fortunée » (si elle l’est encore), à la porte de laquelle on vient frapper quand on s’aperçoit qu’on ne sait pas vraiment comment faire autrement… pour survivre économiquement devant des concurrences très flexibles et parfois inattendues.
Les entreprises qui font pression sur l’Etat, via des instances diverses, sont dans leur logique légitime. Le monde scolaire est aussi dans sa logique quand il défend sa forme traditionnelle (même si, en particulier dans le primaire, les évolutions se font plus importantes qu’il n’y parait, même si cela ne se voit pas vraiment). Les familles sont dans leur logique quand elles défendent l’avenir « individuel » de chacun de leurs enfants, allant, même chez les plus défavorisés, à un équipement important.
Entre ces trois visions qui tentent de s’équilibrer par le marketing d’une part et les plans numériques d’autre part, on s’aperçoit qu’il n’y a pas de réconciliation possible à court terme. On le sait depuis trente ans, car à l’époque c’est déjà l’arrivée des micro-ordinateurs familiaux (pas ceux pris en photo par G.D.) étrangers portés par les discours du centre mondial informatique et un certain Seymour Papert qui avait amené à ce premier plan IPT. Avec les tablettes promises par le Président, on revient à la case départ. Les protagonistes ont changé, mais le reste non. On a perdu la mémoire, nous dit Michel Serres, nous avons perdu la tête. Mais alors pourquoi est-on incapable d’aller chercher dans les archives les traces de ces plans anciens et des enseignements qu’on aurait pu en tirer ? Parce qu’on n’a pas pris le temps de les analyser, de les étudier, réellement. Parce que l’on est actuellement pris dans un contexte global dans lequel le numérique est un étendard « plaisant » surtout quand il est incarné par des tablettes à l’approche de Noël.
Finalement le grand vainqueur risque d’être le Père Noël et les enfants. Le premier parce qu’il aura une reconnaissance dans tous les foyers dans lesquels il apportera la tablette. Les enfants, parce qu’ils sauront, mieux que quiconque jouer, d’abord avec l’emballage, avant de savoir réellement qu’en faire. Et ce n’est pas l’école, pour l’instant, qui saura le lui dire, elle qui a bien du mal à faire avec, à devenir prescriptrice pertinente d’usages. Espérons simplement que le père Noël n’oubliera pas d’équiper aussi les enseignants. Car les grands absents dans ce domaine, ce sont souvent les équipements personnels des enseignants et des éducateurs. Cela ne garantit rien quant aux usages, mais un peu de cohérence ne fait pas de mal. Surtout que ce n’est pas la forme scolaire qui va changer demain, en particulier au collège, avec ou sans tablette…
A suivre et à débattre
BD
PS ce texte est probablement trop rapide et trop court pour prendre en compte de multiples interrogations encore à explorer

3 Commentaires

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  1. Merci Bruno pour ce billet. Voici quelques réflexions personnelles sur le sujet :
    Des enjeux économiques évidents :
    Il suffit de lire un article récent du Nouvel Économiste pour se rendre compte qu’on peut comprendre une certaine urgence qui arrive en retard mais qui met aussi en évidence que l’école ne peut pas être responsable de tout et qu’elle ne pourra donc pas à elle seule transformer le monde même si elle y contribue. Voir l’article : http://www.lenouveleconomiste.fr/entreprises-francaises-transformation-digitale-linquietant-retard-24776/ .
    Des choix parfois proches du paradoxe :
    En effet, on peut trouver un côté paradoxal dans le fait qu’on met l’accent sur de nouvelles pratiques sociales de référence qui nous imposent presque une évolution vers des pratiques collaboratives dans l’enseignement, penser équipement individuel ne va pas forcément dans ce sens. Certes c’est intéressant pour les fournisseurs, certes cela peut rassurer les enseignants en facilitant l’intégration de l’outil sans remettre en cause un mode de fonctionnement conventionnel mais il n’est absolument pas certain que l’utilisation d’une tablette numérique un peu à la manière d’une ardoise virtuelle soit une révolution prometteuse en terme de résultat sur les apprentissages, comme sur l’éducation.
    Les manuels numériques :
    J’ai envie de rebondir sur le mot « manuel » en me posant la question de sa pertinence. Si on revient aux sources, « manuel » vient du mot latin « manus » avec derrière l’idée de facile à manipuler à la main. Si on prend référence sur la définition de « manuel scolaire » proposée par Wikipédia : « Le manuel scolaire (du latin manus, la main), considéré au XIXe siècle comme le livre résumant tous les autres est un ouvrage didactique ayant un format maniable et regroupant l’essentiel des connaissances relatives à un domaine donné. Le manuel scolaire est destiné à être utilisé en classe comme support de cours avec l’aide directe ou indirecte d’un enseignant. Il doit tenir compte du caractère progressif de l’apprentissage (âge des élèves, capacité cognitive) » (source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Manuel_scolaire ); on peut s’interroger sur la la pertinence de ce mot aujourd’hui tant le contenu est disponible partout et pas seulement dans des manuels. De ce point de vue on peut peut-être se projeter dans dans stratégies :
    1 – le manuel numérisé : c’est le livre papier que l’on connaît et qui est disponible sous forme numérique. Dans ce cas et si on se place sur un plan purement pédagogique, la question de la plus-value se pose, peut-être même peut-on dans certains cas parler de moins-value.
    2 – le manuel numérique : c’est une forme évoluée qui intègre une dimension multimédia et de l’interactivité. Il peut par conséquent apporter une plus-value certaine par rapport au livre traditionnel qui n’avait pas toutes ces possibilités.
    3 – autre support à inventer : eh oui, je n’ai pas trouvé d’autre nom pour l’instant mais la question peut se poser. Ne doit-on pas repenser le manuel pour ce qu’il fait bien et qu’on pourrait conserver et inventer un « autre support » plus adapté au contexte et à l’environnement numérique contemporain. Il y a derrière cela les tentatives d’évolutions vers des logiques de scenarii pédagogiques, de parcours, de travail collaboratif possible, etc.
    Une question est sous-jacente à la réflexion sur les manuels, elle se caractérise par un jargon dont on ne perçoit pas forcément toujours la portée et que l’on pourrait relier à des travaux tels que ceux de Ruben PUENTEDURA à travers son outil SAMR (voir : http://blogs.univ-poitiers.fr/t-roy/2014/05/19/le-modele-samr/ ). En effet, on peut assez facilement associer « manuel numérique » à intégration des TICE dans le sens où on ne remet pas forcément en cause la façon d’enseigner tout en intégrant du numérique, autrement dit cette avancée n’apparaît-elle pas déjà comme étant en retard sur notre temps ? La question est de savoir si on continue comme avant avec des outils nouveaux ou si on profite des nouveautés pour penser autrement. Cela pose la question de l’innovation et de l’endroit où elle intervient, est-elle simplement technique ou est-elle pédagogique ? Cette réflexion m’amène à faire un parallèle avec l’apprentissage des langues. Il y a un temps pendant lequel on ne connait pas la nouvelle langue, elle nous est étrangère, il y a un temps où elle nous est un peu moins étrangère et où il nous est possible de la parler mais pas au point de penser dans la langue, puis arrive le temps où l’imprégnation est devenue suffisante pour penser aussi dans la nouvelle langue qui du coup ne nous est plus étrangère. C’est sans doute une migration de ce type qui est en cours avec l’arrivée du numérique, nous ne sommes pas tous au même stade dans cette migration en cours et c’est peut-être-là qu’il faut parler du risque de fracture numérique. C’est peut-être aussi parfois un peu pour cette raison que les propositions d’évolutions ne sont pas à la hauteur de ce que certains espèrent.

  2. Je pense que l’informatique devrais être enseigné au jeune plus tôt.

    1. Tant qu’on ne précise pas ce que l’on nomme enseigner l’informatique, cela reste bien trop vague pour constituer un axe fort.
      IL y a trop de versions différentes de cela : enseigner la programmation, l’algorithmique, le code, le fonctionnement des machines (mais lequel et lesquelles) etc…
      Et puis plus tôt cela veut dire quand enseigner quoi. Si c’est faire faire du scratch avec des jeunes de 8 à 10 ans, cela est amusant, permet d’aborder des éléments de logique et d’algorithmique, mais ce n’est pas de l’informatique, ou si peu….

  1. […] Il y a trente ans, dans les couloirs d'un ministère de l'éducation et ceux d'une présidence de la république se concoctaient les prémisses d'un plan appelé "informatique pour tous" IPT. Outre qu'il…  […]

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