Mettre les mains dedans ou aller voir derrière ?

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Les usages des produits issus des technologies informatiques se sont très nettement simplifiés pour celui ou celle qui en dispose. Les progrès de l’ergonomie, ceux des interfaces et du graphisme, la puissance des algorithmes et leur rapidité d’exécution donnent à l’utilisateur un sentiment de « pouvoir faire » en balayant l’exigence du « savoir-faire ». En d’autres termes les médiations instrumentales imposent de plus en plus à l’usager le but comme premier cadre de motivation : est-ce que je peux le faire ? Les pourquoi et comment sont enfouis dans l’action, cachés par elle. Le pragmatisme l’emporte sur l’analyse raisonnée a priori, même s’il n’enlève pas le travail a postériori. Mais qui va s’intéresser au pourquoi et au comment lorsque l’action a atteint son but. C’est plutôt quand elle n’atteint pas son but (pour reprendre une analyse de Bruno Latour) que se posent ces questions, en particulier avec des technologies du numérique.
Lorsque mon smartphone ne répond pas à mes injonctions (doigts sur l’écran qui tentent d’appuyer sur une icône inerte) je prends conscience de son non-fonctionnement et alors je suis tenté de questionner le comment et le pourquoi. Tant que mes appareils numériques répondent à mes injonctions je ne me questionne pas sur leur fonctionnement. Est-ce pour autant qu’il faut se désintéresser de leur fonctionnement et en connaître les fondements ? Plus généralement, avec un regard plus anthropologique, on se questionne sur le rapport de l’humain avec le réel au travers des médiations instrumentales. Pour le dire autrement, l’humain tend à rechercher la réponse à ses intentions et ne supporte que difficilement les obstacles qui se dressent sur son chemin. Ce rapport à l’obstacle, la panne, la non obéissance de l’environnement à l’intention, au souhait, au désir, voire au besoin, est un phénomène qui s’amplifie dans les populations qui vivent dans un confort de vie ayant atteint une stabilité suffisante dans ses besoins fondamentaux (cf. Maslow). La recherche de la mise en danger de soi (sports extrêmes par exemple) est un signe de confort qui montre qu’une fois les besoins primordiaux assouvis, enfouis, on va aller à leur rencontre dans des épreuves dont certaines sont médiatisées sous la forme de mise en scène appelées Télé Réalité, mais qui est aussi connu avec la littérature, le cinéma, l’audiovisuel. Assister au péril d’un héros au travers d’une médiation culturelle et technique (télé, ciné…) c’est en quelque sorte s’autoriser par procuration, à la mise en contact avec nos besoins fondamentaux, nos besoins vitaux.
L’intermédiation technicienne nous a permis d’atteindre un niveau de confort à condition que cela fonctionne techniquement et que le pouvoir de faire soit ressenti. Avec le deuxième niveau d’intermédiation offert par la médiatisation, le niveau de confort est amplifié par le fait que l’on assiste en spectateur aux problèmes rencontrés sans avoir besoin de s’y affronter directement, autrement dit sans avoir besoin de questionner le pourquoi et le comment. Nous vivons dans des sociétés qui ont élevé à un tel niveau de qualité le rapport de chacun de nous à la réalité que nous en sommes devenus inconscients, aidés en cela par des couches intermédiaires qui prennent soin de nous enlever toute perception de leur action sécurisante.
Eduquer dans un monde de ce type impose-t-il d’aller voir le pourquoi et le comment ? Au nom de l’efficacité immédiate on est tenté de préférer le pouvoir faire au savoir-faire. Au nom d’un humanisme éclairé on est tenté de dire qu’il faut savoir. Une observation empirique de nos manières de faire semble pourtant donner raison à la première hypothèse. L’accélération du rythme de vie et d’être au monde semble davantage promouvoir le pouvoir faire. Prendre le temps pour franchir l’obstacle provoque le risque de disqualification, le fameux « hors délai ». Si l’on tente de dépasser ce questionnement pour envisager ce que pourrait être le passage du pouvoir faire au savoir-faire, alors on se trouve confronté à un dilemme : faut-il aller dedans ou derrière ?
Si l’on « met les mains dedans » on tente d’ouvrir la boite pour voir de quoi elle est faite. On va donc tenter de savoir de quoi se compose « l’objet », quelles sont les techniques embarquées, parfois même étudier les logiques de fonctionnement. L’intérêt de cette approche est évidemment de montrer que l’intermédiation technicienne est avant tout un construit que le « démontage » permettra de déconstruire. Le désossage de la machine (réel ou virtuel) va permettre d’en analyser la composition, l’ordonnancement, peut-être même la logique.
Si l’on veut aller « voir derrière » on va essayer de découvrir quelle est la dynamique qui amène à ce pouvoir de faire. Le désossage de la machine n’est pas le point d’entrée de ce processus. Le point d’entrée c’est la dynamique contextuelle de l’objet. Autrement dit une voiture dans un garage n’est pas une voiture qui circule, et ce qui est la porte d’entrée privilégiée c’est la voiture qui circule. Aller voir derrière c’est partir de ce fait pour savoir comment puis pour savoir pourquoi (dans les deux sens de la question – causal et finalité).
Les deux approches ne s’opposent pas, elles se complètent, mais dans des temporalités et des contextes différents. Ce qui est troublant dans nos sociétés de confort c’est d’observer que la distance est de plus en plus grande entre l’usage et le cœur de l’objet, entre le « pouvoir faire » et le « savoir-faire ». Comme cette distance semble s’agrandir sous l’effet des progrès de l’ergonomie ou de la technique, par exemple on est tenté de déléguer le savoir-faire à d’autres, d’externaliser. L’angoissante question récurrente de la maintenance est un signe révélateur de cette posture qui refuse d’aller dedans et aussi d’aller derrière, en particulier de la part d’enseignants qui ont en charge l’éducation des jeunes. Face à la difficulté à aller vers ce savoir, il semble essentiel de privilégier d’abord l’aller voir derrière pour ensuite aller voir dedans. Inverser les choses c’est probablement désincarner les objets de leurs usages et les mettre à distance. Si j’analyse ma tablette pour elle-même et qu’ensuite je l’utilise, mon savoir technique risque de ne pas pouvoir être mis  en lien avec sa mise en œuvre, sa dynamique. Pour tous ceux qui ont, comme moi, commencé l’informatique en programmant en basic de petits ordinateurs familiaux au début des années 1980, nous avons eu la chance d’avoir l’histoire progressive de cette enfouissement par les interfaces. Or la plupart des utilisateurs actuels n’ont pas effectué ce chemin qui va de l’objet à l’usage. A l’époque nous regardions la machine en nous demandant quels usages on pourrait lui assigner. Aujourd’hui nous sommes envahis par les usages avant tout. Est-ce pour autant qu’il faut faire le même chemin que celui que nous avons fait depuis plus de trente années ? Il semble bien qu’il faille engager d’autres chemins, probablement encore à inventer, mais encore faut-il s’en donner la peine. C’est ce que nous tentons de faire depuis longtemps, mais dans la cacophonie des intérêts divers, celui des usagers a rarement été entendu pour ce qu’il est réellement…. celui de ceux auxquels ces objets sont destinés et que l’on tente d’influencer en pariant sur la mise à distance ou sur l’ignorance.
A suivre et à débattre
BD

1 Commentaire

2 pings

  1. Le vouloir faire amène à privilégier le pouvoir faire par rapport au savoir, savoir-faire et savoir-être. Cela revient à plonger dans la piscine pour apprendre à nager. C’est effectivement une tendance de plus en plus marquée. Si elle présente certains avantages auxquels sont sensibles de nombreuses pédagogies actives, elle me semble insuffisante pour agir en conscience.
    En effet, ignorer le savoir condamne la réflexivité au seul objet de son vécu, négliger le savoir-faire revient à refaire le parcours des prédécesseurs sans se donner la possibilité d’en tirer des leçons, de son côté le savoir-être est réduit aux usages prescrits fonctionnellement. Par exemple, depuis quelques années, il est amusant-irritant de voir les initiateurs de moocs se plonger dans le pouvoir faire, en négligeant le savoir et le savoir-faire des acteurs de la FOAD. Ainsi, ils empruntent les fausses pistes qui ont pourtant été cartographiées précédemment. A cet égard, l’accompagnement [ou le non accompagnement] des apprenants est tout à fait symptomatique de ce qui ressemble étrangement à l’injonction paradoxale bien connue « soyez autonomes ! »
    Bien cordialement,
    Jacques

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