Michel Serres, un témoin éclairé de notre temps…

Le décès de Michel Serres ne laisse pas indifférent. Philosophe et raconteur d’histoire, il a su amener chacun à avoir envie de penser au travers non pas d’abord de ses ouvrages philosophiques, mais de ses essais. C’est en particulier celui qui a fait polémique, Petite Poucette, qui concerne tous ceux que les questions de transmission, d’éducation et de développement technologique de nos sociétés interroge. Parce que le privilège de l’âge et de l’expérience permet de parler « autrement », il est intéressant de revenir sur certains de ses écrits, tant ils nous disent ce que nous sommes en train de devenir. C’est en quelque sorte aux mutations de notre culture qu’il s’intéresse.
Dans les chapitres 1 à 4 de son livre Petite Poucette, Michel Serres fait un inventaire des changements intervenus dans nos sociétés au cours du XXè siècle et au début du XXIè. Malheureusement, la plupart des lecteurs ont oublié ces quatre chapitres au profit du reste du livre qui décrit cette jeune personne qui intègre le numérique et la vision que Michel Serres donne de l’humain en construction. Considéré comme un optimiste, Michel Serres sait aussi signaler les dangers ou tout au moins les points nodaux des mutations en cours. Ces quatre chapitres montrent que le développement du numérique intervient dans un contexte de transformation bien plus large et que cela suppose que l’on réinterroge ce que signifie « faire société ». Ce sont vingt-neuf points de réflexion que nous avons identifié dans ces quatre premiers chapitres, les voici, réécrits, commentés :

  • 1 – Urbanisation grandissante : les humains vivent désormais presque exclusivement dans des villes
  • 2 – Changement du rapport à la terre et à la nature devenues étrangères, voir exotique (tourisme) : on ne connait plus notre terre, celle qui est là, sous nos pieds, et on tente de la découvrir la plupart du temps en allant « ailleurs », en touriste, en visiteur, en voyeur presque.
  • 3 – Augmentation de la population mondiale : De manière inégale, mais très impressionnante la population a fortement augmenté, questionnant les équilibres à l’échelle de la planète
  • 4 – Augmentation de la durée de l’espérance de vie : jamais nous n’avons vécu aussi longtemps et dans un état de santé largement amélioré, même si de nouveaux problèmes se posent avec l’âge
  • 5 – Une autre vision de la vie que les générations précédentes : L’écart de conception de la vie entre génération s’est agrandi. On ne regarde pas le monde avec les mêmes yeux
  • 6 – Absence de conflits et de guerres sur notre territoire : la violence globale baisse, et en particulier celle issue des grands conflits entre Etats.
  • 7 – Changement par rapport à la douleur, la souffrance : Les progrès techniques et scientifiques ont changé notre rapport au risque, à la maladie, à la douleur. Nous acceptons moins de souffrir.
  • 8 – Contrôle des naissances : Désormais nous choisissons combien et quand nous voulons avoir des enfants. Le contrôle, même a posteriori change notre relation à la parentalité
  • 9 – Évolution de la structure des familles, divorces, unions libres etc… : La tradition familiale se transforme. Elle reste présente dans l’imaginaire, mais est vécue différemment
  • 10 – Hybridation des populations, des milieux et des cultures : l’accélération des moyens de transports des biens et des informations augmente le métissage culturel, mais pose le problème des nouvelles migrations
  • 11 – D’une vie difficile à une vie facile, sans souffrance : le niveau de vie augmente partout dans le monde, confort, commodités, loisirs mêmes, parfois sans effort, mais toujours inégalitaire
  • 12 – Transformation de la représentation de l’histoire et de son déroulement : Nous avons tendance à être amnésiques ou à réécrire l’histoire pour qu’elle nous rassure.
  • 13 – Développement de la représentation visuelle du monde au travers de médias courts : l’accès aux informations sur le monde est désormais instantané et accessible sous des formes très courtes en longueur, en durée (zapping, plan séquence, twitts etc.)
  • 14 – Transformer la société du spectacle en une société pédagogique : Avec les médias de flux on avait le spectacle désormais il nous faut apprendre à faire face à l’information, à la décoder.
  • 15 – L’enseignement menacé par la séduction de l’information : la masse d’information disponible immédiatement nous est rendue accessible au travers de formes de séduction qui sont à l’opposé de l’enseignement tel qu’il a été construit
  • 16 – Perte de crédibilité des enseignants : la valeur du métier d’enseignant, de transmetteur est mise en question par la généralisation de la circulation des savoirs et des informations.
  • 17 – Transformation du fonctionnement mental lié à l’environnement techno-informationnel : peut-on imaginer que le développement du cerveau et la plasticité qui suit ne soit pas marquées par l’environnement nouveau qui est le notre
  • 18 – Évolution de la perception de l’espace topologique : Les distances, les lieux, les espaces ne sont plus perçus de la même manière, présents et distants à la fois
  • 19 – Transformation de l’accès à la connaissance : l’accès à l’information et aux savoirs désormais facilité par les technologies suppose de nouvelles compétences pour pouvoir en faire des connaissances
  • 20 – Évolution de la langue et de son utilisation : Une langue vit. Ses vecteurs d’utilisation l’amènent à s’adapter à la manière dont les humains l’instrumentalisent et s’instrumentent
  • 21 – Montée en puissance de l’individu et de l’individualisme : Le modèle sous-jacent des technologies numériques est celui de l’individu pilote. Mais vers quoi va-t-il piloter sa vie ? c’est l’enjeu de la maîtrise de ces environnements en évolution
  • 22 – La fin de la plupart des collectifs anciens, l’émergence de nouveaux : si les réseaux sociaux ne sont pas nouveaux, les collectifs qui apparaissent actuellement prennent d’autres chemins parfois plus éphémères
  • 23 – Le nouvel individualisme contre le collectivisme, l’appartenance aveugle : l’individualisme montant est aussi le ferment de la recherche d’appartenance, d’identité plus affirmée et partagée
  • 24 – Inventer de nouveaux liens, c’est encore à faire : Les jeunes adultes qui utilisent les technologies numériques construisent de nouvelles formes de liens qui bousculent les modèles antérieurs
  • 25 – Même nos lieux d’enseignement ne sont plus adaptés à ce nouveau monde : Il est désormais paradoxal d’enfermer la transmission dans des lieux fermés alors que les savoirs circulent constamment autour de nous et sont facilement accessibles.
  • 26 – Transformation de la pédagogie comme jadis avec le livre : le livre a imposé un modèle pédagogique basé sur sa rareté. L’univers numérique est aux antipodes du fait de la quantité d’information et de son accessibilité.
  • 27 – De nouvelles possibilités de transmission : transmettre est désormais ouvert à tous et au-delà de l’espace-temps de la présence simultanée.
  • 28 – Une mutation des « cerveaux » : Les cerveaux sont en train de se transformer, de s’adapter à un monde multimodal et circulant.
  • 29 – Changer la transmission impose de changer l’organisation de nos sociétés : il ne suffit pas de s’en tenir à la mutation de la scolarisation, mais bien de parler de l’organisation de la société et de la place de la transmission dans ce contexte nouveau

Toutes ces propositions sont autant de thématiques de réflexion, d’échange, de débat. Mais surtout ils montrent que Michel Serres ne met pas les technologies de l’information et de la communication en dehors des autres progrès techniques et scientifiques. Malheureusement à la lecture de Petite Poucette, la plupart y ont vu une approche positive des technologies numériques et de leur usage par les jeunes sans prendre en compte les autres évolutions. Cette approche analytique des problèmes de notre société est courante et malheureusement introduit un biais important dans l’analyse des situations que nos sociétés traversent. Nous sommes rassurés car l’on peut désigner un coupable….
Pour reprendre et simplifier cette analyse, en voici une version simplifiée de la liste des questions qu’il pose, rédigée à la sortie du livre de Michel Serres

  • Urbanisation des humains,
  • Allongement de l’espérance de vie,
  • Evolution des temporalités de la vie et de la transmission,
  • Apaisement de la vie en société,
  • Disparition des morales de la souffrance,
  • Programmation familiale,
  • Multiculturalisme à l’échelle mondiale,
  • Disparition progressive, en occident en particulier, de l’urgence vitale

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