Relire Michel Serres et aller à l'essentiel.

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Les lectures trop rapides de l’ouvrage de Michel Serres, Petite poucette, ont amené à des incompréhensions, voire à des erreurs de lecture. En tout cas, la plupart des lecteurs qui se sont autorisés à des critiques plus ou moins vives de cet ouvrage ont largement négligé les premières pages de l’ouvrage. Or celles-ci contiennent une mise en contexte que l’on peut considérer comme au moins aussi importante que le reste de l’ouvrage, dont la médiatisation directe et indirecte a amené en limiter largement l’analyse.
Trop souvent lorsque l’on parle des technologies, en particulier, on oublie le contexte d’usage. Contexte culturel, social, économique, idéologique. Or nombre de propos seraient bien mieux fondés s’ils explicitaient aussi ces éléments au lieu de se limiter aux seules analyses de « l’impact des technologies » de préférence isolément d’autres éléments. Car non content de ne pas les évoquer dans ces propos, ils sont forcément questionnés par leur absence même. La fascination positive et/ou négative qu’exercent les technologies numériques sur les intellectuels aussi bien que sur le grand public ne peuvent être étudiées indépendamment de ces éléments qui les accompagnent ou plutôt, à l’inverse que les technologies numériques en développement accompagnent.
Ce sont les trois premiers chapitre du livre de Michel Serres dont il nous faut parler, car ils situent le contexte, ce contexte si important pour comprendre ou tout au moins approcher la compréhension de ce qui se passe en ce moment. Corps, connaissance et individus, sont les trois thématiques qui s’enchaînent dans cette analyse que nous proposons d’approfondir avant, nous aussi, de conclure sur le numérique et l’apprentissage.
– Urbanisation des humains, allongement de l’espérance de vie, évolution des temporalités de la vie et de la transmission, apaisement de la vie en société, disparition des morales de la souffrance, programmation familiale, multiculturalisme à l’échelle mondiale, disparition progressive, en occident en particulier, de l’urgence vitale. Voilà ce qui constitue le premier volet de cette analyse. Deux petites pages pour évoquer ces changements semble bien désinvolte, léger, superficiel, tant les changements ont été profonds au cours de la deuxième moitié du XXè siècle. Peut-être est-ce cela qui a amené les critiques à oublier le poids de cette analyse en regard de ce qui suit et qui fait tant débat. Car le monde à changé, bien autrement que par le numérique, mais plutôt par l’ensemble des sciences et des techniques qui ont envahi et modifié une société aussi bien sur le plan matériel que sur le plan intellectuel voire idéologique. Or le numérique depuis 1945 en particulier, émerge dans ce contexte et l’accompagne, voire le permet (du fait des moyens nouveaux de la recherche permis par l’informatique, le calcul).
– Une Histoire renouvelée, des médias de flux omniprésents, voire omnipotents, envahis de publicités, débordé par les tourbillons informationnels et communicationnels, dans des espaces redimensionnés, avec des proximités et des voisinages transformés, né et mort sans douleur, les changements de langage voire de langues. Voilà qui constitue le deuxième volet de cette analyse et qui situe le contexte dans lequel la connaissance peut se construire. Or ici, la question est celle du « langage autrement ». La sociologie de la perception, la phénoménologie, nous invitent à observer ce qui se passe sous nos yeux : nous ne voyons plus le même paysage et donc nous en parlons désormais différemment. Le numérique s’inscrit dans la continuité d’une évolution qui a pour origine la mécanisation et l’électricité, deux évolutions techniques qui après avoir transformé le corps viennent désormais transformer l’esprit.
– Les appartenances changent, l’identité devient « mobile » au cours de la vie, nous sommes désormais du monde, ce sont des sauts « d’hominescence », largement aussi importantes que l’écrit ou l’imprimerie. L’émergence de la société de l’individu remplace désormais la société des groupes. Ainsi pour Michel Serres, et avant d’aborder la question du numérique, c’est le triomphe de l’individu qui vient ponctuer cette époque; ou plutôt le triomphe de la trajectoire individuelle. Dès lors l’avènement de Petite Poucette est inéluctable, or c’est sur ce point que la plupart des critiques se focalisent.
Reprenant ensuite de manière cyclique ces questions, Michel Serres n’en finit pas avec ces analyses, mais se focalise sur ce qu’est le rapport au savoir dans une telle société. Il faut pourtant revenir à ces premières pages pour comprendre combien l’analyse doit dépasser ce seul plan (ce que Michel Serres rappelle indirectement plusieurs fois dans son texte). Pour compléter et de manière qui semblera paradoxal à certains je citerai cette phrase (un morceau) de Serge Latouche à propos des bases de la pensée de Jacques Ellul : « La colonisation de l’imaginaire par la technique (est) comme source de la toxicodépendance consumériste » (in Jacques Ellul contre le totalitarisme technicien, éd. le passager Clandestin 2013, p.13). Pourquoi paradoxal ? Parce que ceux qui ont, selon moi, mal compris Michel Serres pensent qu’il est le chantre illuminé de la technologie numérique alors que pour moi, il est avant tout un humain éclairé, observateur du présent et du passé, qui espère en l’avenir et donc fait confiance aux jeunes pour nous sortir de ce marasme social politique et économique qu’il décrit de manière incidente dans son texte. Dans le même esprit, il déplore l’aveuglement de la génération qui pilote notre société actuellement, la notre, la mienne. Il déplore l’écrasante responsabilité qui est la nôtre, dans cet inconscience globale issue du siècle des lumières aussi bien que des trente glorieuses.
En 1973 déjà, nous, étudiants, élèves de classes terminales, dénoncions une société lancée comme un cheval fou que l’on arrive plus à dominer. Nous lancions ces propos à la figure de nos parents dans les houleuses et réfléchies assemblées autour des grandes grèves de l’époque. Qu’en avons nous fait quarante années plus tard ? Les changements sont lents et rapides. Ceux qui sont rapides (techniques) ont pour l’instant dominé celles qui sont lentes (humaines). Michel Serres fait confiance aux jeunes, comme nos parents nous ont fait confiance. Ne l’oublions pas. N’oublions pas non plus notre responsabilité, en particulier dans nos actions autant que dans nos réflexions.
A suivre et à débattre, au lendemain d’un Noël qui consacre les tablettes comme cadeau de l’année….
BD

1 Commentaire

2 pings

    • sylvie fornero sur 1 janvier 2014 à 18:29
    • Répondre

    Comme cadeau de Noël, j’ai eu « Petite Poucette » ( j’ai eu une tablette pour mon anniversaire), je viens de le lire. Je n’avais lu dans la presse que les premières pages. Je partage ce que tu dis, j’ai été convaincue par l’intelligence de son propos, qui confirme ce que je pense déjà sur les changements très profonds qui sont à l’oeuvre et qui dépassent de loin les questions un peu limitées que l’on se pose sur l’introduction du numérique en classe. Je me sens également responsable de l’aveuglement collectif et suis encore plus intriguée par celui de mes plus jeunes collègues, qui textotent toute la journée et ne pourraient pas se passer longtemps de 4G et de wifi, mais qui en pénétrant dans l’école endossent nos vieilles blouses et ne se posent pas trop de questions sur la pédagogie à mettre en oeuvre et reproduisent souvent celle qu’ils ont connue élèves.
    Les critiques que j’ai lues sur Petite Poucette consistaient à dire que la vision philosophique de Michel Serres idéalisait quelque peu les compétences numériques des jeunes dans l’accès au savoir, là où ils se cantonnent plutôt à des fonctions ludiques. Il me semble que cela se défend.
    Bonne année 2014 et à bientôt.
    Sylvie Fornero
    Je me permets de renvoyer vers mon site fraîchement créé et convergent
    http://www.intelligence-collective-dans-la-classe.fr

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