Eduquer c'est prévenir !

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Problème de temps, problème d’instant (hein-ce-temps…) l’accélération permanente de la circulation des hommes, des marchandises et des idées est mise en question dans au moins deux ouvrages récents. Le premier, « Accélération, Une critique sociale du temps, » de Hartmut ROSA aux édition de la Découverte, 04/2010 (pour la traduction en français), réel travail philosophique sur le rapport au temps dans notre société est moins médiatique que le second, « Vivre plus lentement, un nouvel art de vie » de Pascale D’ERM.Éditions Ulmer 04/2010, ouvrage plus dans l’air du temps qui, autour de cette notion d’accélération, fait l’objet d’écrits de plus en plus nombreux. La lecture de ces deux ouvrages sera surement intéressante au moment même où l’activité « ralentit » (depuis la crise financière). Il sera surement intéressant de se pencher aussi sur ce texte de Salvador Juan (http://www.annalesdelarechercheurbaine.fr/IMG/pdf/Juan_ARU_77.pdf) à propos des tensions temporelles de la vie quotidienne, pour se rendre compte que ce thème n’est pas nouveau mais qu’il retrouve de l’actualité avec la généralisation d’Internet et de la téléphonie portable (les deux étant en train de faire plus qu’un).
L’un des symptômes de cette accélération peut-être visible dans le fait que notre société rechigne de plus en plus à prévenir et qu’elle préfère de loin soigner ou réprimer ou encore réguler « après ». Prévenir c’est anticiper sur l’avenir, sachant qu’il pourrait bien ne pas arriver, justement parce qu’on l’a prévu ou prévenu. Soigner, réprimer, réguler, c’est agir après, mais au moins cela se voit, se perçoit, se sent et se mesure facilement. Dans cette deuxième attitude la valorisation de l’action est immédiate alors que dans la première elle peut ne jamais arriver (on a prévenu donc ce n’est pas arrivé…). Les TIC sont un des éléments actuels les plus visibles de cette accélération, en particulier dans la circulation de l’information et dans la communication humaine. L’un des risques que l’usage des TIC peut faire advenir c’est justement le renoncement à la prévention. Un exemple spectaculaire est celui de ces aventuriers amateurs qui partent sans précaution technique, sans « prévention » sachant qu’avec le téléphone portable ils pourront appeler les secours (soigner). Le développement des TIC laisse à penser qu’il n’y a pas besoin de prévoir (cela va si vite que c’est déjà passé !) ou qu’on pourra toujours appeler (prévenir ! tiens…) si jamais il arrive quelque chose que l’on n’aurait pas prévu.
Eduquer des jeunes, des adultes c’est prévenir. En effet c’est construire quelque chose dont on ne sait ce qu’il pourra advenir, et qui parfois même adviendra à l’opposé de ce que l’on aura souhaité construire. C’est extrêmement difficile d’évaluer l’effet de l’éducation car à coté de ce qui advient il y tout ce qui n’est pas advenu, mais que l’on ne connaîtra jamais. Or l’accélération de notre environnement quotidien (personnel et professionnel) nous invite à « parer au plus pressé » et à rechercher de plus en plus le court terme. En développant le cahier de texte numérique, on pourra suivre presque en temps réel le travail de nos enfants. En ayant en plus le livret de compétences et le carnet de note rempli aussitôt les évaluations réalisées, on pourra réajuster immédiatement les difficultés rencontrées… au risque de ne pas prendre le temps de les analyser. Dans le monde scolaire, on sent monter cette accélération dans de nombreux registres. Dans l’espace éducatif au sens large, on s’aperçoit que cette accélération est à coupler avec le remplacement de la distance physique par la distance numérique. Autrement dit l’espace-temps éducatif est modifié par l’usage du numérique. Si l’espace-temps scolaire reste lui très rythmé par la forme scolaire, il est néanmoins progressivement appelé à connaître une mutation. La première de ces mutations est contenue dans ce que j’appelle depuis longtemps (intervention au séminaire Techné INRP en 2003) la désynchronisation des temps de l’enseignement et de l’apprentissage. Inévitablement, l’angoisse de la réussite scolaire va amplifier et amplifie déjà le mouvement (cours particuliers, classes spécialisées pour les enfants précoces, prise en charge spéciale des « troubles » de toutes natures).
Prévenir ce n’est pas anticiper. Le risque de l’évolution actuelle c’est de chercher toujours à anticiper. Anticiper c’est l’opposé de prévenir. Quand j’anticipe je suis déjà dans l’après du présent. Quand je préviens j’organise les possibles de l’après. La particularité des TIC dans de nombreux aspects quotidien est de rendre immédiat le passé : mettre ses photos immédiatement en ligne au moment même de l’action par exemple. Mais les TIC donnent l’impression qu’il peut ne plus y avoir de temps, de délai, il n’y a même pas besoin d’anticiper, ou si peu, car tout est déjà là. En fait anticiper c’est vouloir savoir l’après alors que prévenir c’est accepter de ne pas savoir l’après.
La diminution de l’intérêt de notre société pour la prévention tient probablement à ce non savoir, ce non devenir potentiel de ce qui a été prévenu. Les outils de l’accélération du quotidien amplifient ce mouvement. En premier lieu on anticipe de moins en moins. Les sites de voyage en dernière minute illustrent bien cette possibilité. Mais, en second lieu, au delà l’anticipation, il y a la prévention. Mais comme cette prévention c’est le non savoir, le possible non devenir, notre société de plus en plus évaluatrice de tout ce qui se passe manque d’outils adaptés mais surtout refuse de plus en plus l’idée « peu rationnelle » du « peut-être ». Ce qui est paradoxal c’est que dans le même temps deux phénomènes ont pris une importance forte dans les sociétés occidentales : le risque zéro et le principe de précaution. Malheureusement, et nous pouvons faire appel aux travaux de Jacques Ellul à ce sujet, ces deux notions devenues importantes n’émergent que parce que nous ne maîtrisons pas réellement la « Technique » et que nous construisons des modes de pensées qui nous permettent de l’accepter sans pour autant l’avouer.
Eduquer demain dans un environnement peuplé de TIC va exiger de chacun des acteurs de l’éducation (et donc de l’école, mais pas seulement) un travail de fond sur le rapport au temps à venir, au temps présent, et bien évidemment aussi au passé. La complexité qu’introduisent les TIC dans le rapport des humains entre eux sur le plan de l’information et de la communication heurte nos conceptions traditionnelles et les modifie sans que nous en prenions conscience. L’effet le plus important observable est la recherche constante d’explication rationnelle, d’un cadre sécurisant, de règles encadrantes. L’humain a ceci de particulier est qu’il est éminemment imprévisible. Or cela fait peur à chacun, dans une société qui donne l’impression, par l’arsenal des techniques qu’elle met à disposition et pas les règles avec lesquelles elle tente de les accompagner. C’est de cette peur de l’avenir qu’il va falloir s’emparer dans les temps à venir. Cette peur du « on ne sait pas » que l’on trouve aussi dans l’absence de l’autre. La communication permanente nous fait croire que l’on peut calmer cette peur, il n’en est rien…
PS Je me suis retrouvé au cours d’une randonnée alpine pendant quatre jours sans aucune communication avec d’autres personnes que les rares randonneurs et gardiens des refuges que je croisais. Cette analyse du temps et de la séparation est en partie issue du temps de cerveau disponible que m’a procuré cet exercice !!!
A suivre et à débattre
BD

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