Individualiser versus personnaliser

Print Friendly, PDF & Email

La multiplication de propos sur la montée de l’individualisme dans les sociétés occidentales a réussi à créer un phénomène étonnant : on ne parle plus (ou de moins en moins, hormis comme prétexte) de groupe humain, de réseau, de personnalité (je caricature… bien sûr). Au contraire individualisme et compétition sont désormais tellement communs qu’ils font en quelque sorte partie d’un patrimoine commun, d’une culture en quelque sorte, qui se développe progressivement, à tel point que des comportements ordinaires de la vie quotidienne mettent en scène des rivalités entre des individus qui in fine empêche chaque personne de se développer. L’idéologie de la compétition et de la réussite individuelle (même dans les collectifs) poursuit son développement malgré les dénégations de certains (cf. les réponses des nageurs des relais après avoir gagné un titre, propos de joueurs de sports collectifs qui se rebellent contre l’autorité…).
A cette rentrée une circulaire ministérielle recommande aux nouveaux enseignants d’accentuer leur attention sur l’individualisation et sur la conduite de la classe :
« Deux domaines exigent une attention particulière et un schéma de formations spécifiques qui s’adressent à tous les stagiaires :
– conduite de la classe, gestion des situations conflictuelles et des comportements violents ou discriminatoires ;
– individualisation de l’enseignement. »
Circulaire n° 2010-105 du 13-7-2010, BO du 22 juillet 2010
Simultanément, le verbe « individualiser » et ses diverses déclinaisons sont de plus en plus souvent convoqués, aussi bien dans les textes officiels que dans les propos médiatisés sur l’éducation. Ainsi dans le domaine des TIC, voit-on la possibilité de davantage individualiser grâce à des dispositifs s’appuyant sur l’utilisation de l’informatique et d’Internet….
Avec la réforme du lycée on a vu mettre en avant le verbe « personnaliser » et ses déclinaisons. A l’instar de l’enseignement catholique qui, depuis 2000, revendique la filiation avec le « personnalisme » cher à Emmanuel Mounier. Les orientations actuelles dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement hésitent en permanence entre ces deux termes. De même les enseignants de lycée qui ont abordé les textes de cette réforme ont souvent vu dans cette dimension de personnalisation l’aspect individualisation. Ainsi pour beaucoup personnaliser est synonyme d’individualiser ou plus encore le premier se réduit au second.
L’histoire des TIC dans l’enseignement et la formation a pourtant depuis longtemps mis en évidence qu’il ne fallait pas réduire la personnalisation à l’individualisation. De même les « APP » (Ateliers Pédagogiques Personnalisés » mais aussi de « CFI » (crédits formation individualisé instauré à partir de 1989) et plus récemment encore le « DIF » (Droits individuels à la formation) ont mis en évidence ces distinctions tout en ne faisant que rarement le travail d’explicitation qui aurait pourtant permis d’éviter un écueil qui est en train de « ronger » le monde scolaire : celui de l’impossibilité « essentielle » à s’occuper de « l’individu » liée à la forme scolaire (modèle groupé, permettant une « industrialisation » de l’enseignement, par opposition au préceptorat antique). Avec l’ordinateur, en particulier à l’école, on a vu réapparaître l’idée d’une individualisation dans la relation entre l’enfant et la machine (et donc avec l’apprentissage). Autrement dit le développement de « l’ordinateur individuel » a permis l’apparition dans l’inconscient collectif et aussi dans les pratiques une image forte de la relation privilégiée de l’individu avec la machine. Certains psychanalystes (S Tisseron par exemple) n’hésitant pas à évoquer parfois l’idée de fusion primitive dans certains modes d’usage, ceci se trouvant renforcé avec les téléphones portables et plus encore les Smartphones.
Or personnaliser ce n’est pas individualiser. Personnaliser c’est permettre l’autonomie, individualiser c’est imposer la solitude ! Cette formule un peu lapidaire mérite explications. Si l’on se rapporte à la relation entre le jeune ou l’adulte et la machine, on peut très vite considérer que la machine est « une » avec celui qui l’utilise. Du coup la généralisation permet facilement de déclarer que l’on individualise puisque chacun à sa machine. De ce point de départ il en découlerait logiquement que l’individualisation ce serait la séparation des autres. Autrement dit à partir du moment où j’utilise la machine, je me coupe de la relation aux autres, et désormais j’entre « seul » dans un espace temps, un parcours qui m’est propre. On voit donc que si l’on suggère l’individualisation aux enseignants ils se retrouvent devant une contradiction structurelle : comme individualiser en groupe ? En mettant un ordinateur à chaque élève dans la classe (cartable numérique ?) rêve-t-on d’individualiser ? L’un des mythes de l’enseignement à distance est justement celui de cette individualisation liée à l’isolement (solitude). Or l’histoire de cet enseignement a amené à faire évoluer ces dispositifs vers moins de solitude et davantage de relations au groupe (FOAD, dispositifs hybrides). A l’instar des travaux de L Vygotsky, Leontiev ou encore Lawe ou Wenger, et plus récemment T Laferrière, L Marchand… l’idée d’individualisation a été mise en cause comme génératrice d’illusions pédagogiques, elles mêmes fondées le plus souvent sur des conceptions mécanistes du fonctionnement mental voire une conception scientiste de l’être humain. On le constate le terme individualisation renvoie aussi à un modèle politique et social très actuel dans lequel l’individu, seule entité intéressante, devient responsable de tout ce qui lui arrive (entraînant des critiques fortes comme celles d’Alain Erhenberg dans « la fatigue d’être soi »).
Le développement des pratiques collaboratives et collectives pourrait être un bon support pour engager une réflexion dans les équipes enseignantes. L’usage des TIC largement promu dans la réforme du lycée (cf. accompagnement personnalisé et enseignements d’exploration), pourrait être aussi l’occasion de penser, avec les élèves, des projets qui permettraient de développer cette personnalisation et s’opposer ainsi à la montée progressive de cet allant de soi de l’individualisation. Pourquoi s’y opposer ? Parce que, au delà de la dimension politique, il y va de l’avenir de nos sociétés humaines et plus simplement des groupes humains. Si l’on veut éviter la montée du communautarisme, et des dangers concurrentiels qu’il porte, il est indispensable de réfléchir collectivement la différence entre individualiser et personnaliser. Il faudra probablement aussi traduire cette réflexion dans des actions concrètes dans le monde scolaire aussi bien dans l’organisation que dans les pratiques pédagogiques. Les TIC pourraient être un support intéressant pour mener cette réflexion…
A moins que l’on ne préfère le tout compétition ?
A débattre
BD

3 Commentaires

6 pings

  1. oui mais non. Aujourd’hui beaucoup d’expression anglosaxonne utilisent le terme de personnal : personnal learning environment, personnal branding etc. mais aussi l’expression knowledge worker qui fait porter l’ensemble des compétences et connaissances à avoir, sur les travailleurs et donc leur employabilité et leur capacité à répondre aux besoins de l’entreprise avec au dernier stade le statut d’auto-entrepreneur.
    Toutes les responsabilité pèsent désormais sur les individus qui deviennent des éléments d’un grand marché des connaissances.
    Je ne suis pas persuadé qu’un concept négatif (individu) ne soit pas en voix de recomposition. Ce qui changerait alors, ce serait le packadging, pas le fond.

  2. Le web s’articule en 2 sphères : le fichage à la Facebook, où l’être humain est réduit à un (méta)document ; et le collaboratif à la Wikipedia, où l’être humain co-construit un document. La première est individualiste (c’est la logique « base de données »), la seconde est personnaliste (c’est la logique « gestion de projet »). Ca rejoint le personal branding dont parle Jadlat, et la co-construction des savoirs ; c’est la même articulation qu’il y a entre vie privée et vie publique, entre individu et collectif. Je ne pense qu’un jugement de valeur aussi radical que le proposent les « personnalistes » soit pertinent : certes l’analyse du matérialisme petit-bourgeois tient la route, mais il ne faut oublir à quelles dérives ont pu être sujet les adeptes de cette philosophie à la fin des années 30 (attention : le point Godwin n’est pas loin).

  3. Une référence à votre article dans ce billet: http://voixhaute.com/spip/spip.php?article630

  1. […] This post was mentioned on Twitter by Laurent Blanquer, brunodev. brunodev said: nouveau message, Individualiser versus personnaliser – http://www.brunodevauchelle.com/blog/?p=716 […]

  2. […] l’intégration du m-learning (mobile-learning) me semble tout indiquée. (Contrairement à Bruno Devauchelle, non dans l’esprit comme dans le sens premier des mots, je préfère individualisation à […]

  3. […] Individualiser versus personnaliser […]

  4. […] Individualiser versus personnaliser. […]

  5. […] Individualiser versus personnaliser. Individualisation / personnalisation : enjeux pour le scénario et le tutorat. Individualisation / personnalisation : enjeux pour le scénario et le tutorat. L'individualisation – CFA 41. L'individualisation – CFA 41. […]

  6. […] Individualiser versus personnaliser. La multiplication de propos sur la montée de l’individualisme dans les sociétés occidentales a réussi à créer un phénomène étonnant : on ne parle plus (ou de moins en moins, hormis comme prétexte) de groupe humain, de réseau, de personnalité (je caricature… bien sûr). Au contraire individualisme et compétition sont désormais tellement communs qu’ils font en quelque sorte partie d’un patrimoine commun, d’une culture en quelque sorte, qui se développe progressivement, à tel point que des comportements ordinaires de la vie quotidienne mettent en scène des rivalités entre des individus qui in fine empêche chaque personne de se développer. L’idéologie de la compétition et de la réussite individuelle (même dans les collectifs) poursuit son développement malgré les dénégations de certains (cf. les réponses des nageurs des relais après avoir gagné un titre, propos de joueurs de sports collectifs qui se rebellent contre l’autorité…). […]

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.