La fin des librairies, des livres, pas des libraires… et des documentalistes, bibliothécaires…

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A force de fréquenter les librairies, physiques et en ligne, on peut se poser la question de l’avenir de ces lieux, mais aussi des produits qu’ils sont censés promouvoir. En d’autres termes, si les librairies sont censées promouvoir les livres, de quels livres s’agit-il ? Quant aux éditeurs et distributeurs, on est bien obligé de leur poser aussi la même question. Ayant la chance de bénéficier de quatre librairies de grande taille dans un rayon de 500m de mon domicile, j’ai observé qu’au cours des trois dernières années l’ordonnancement des espaces a été totalement chamboulé, comme si on voulait me contraindre a aller vers tel ou tel rayon avant de pouvoir accéder à ce qui constitue mes centres d’intérêts. D’ailleurs ces centres d’intérêts sont aujourd’hui en voie de réduction, voire de disparition.
Cette évolution des espaces physiques semble être dictée par l’implacable loi de la rentabilité. Si l’on y ajoute la vente en ligne, certaines librairies offrant les deux services, on s’aperçoit que cette loi paraît moins forte, mais qu’une autre loi connexe, la rentabilité à long terme, elle, agit sur les livres disponibles. A plusieurs reprises, des livres présentés comme disponibles sur le catalogue en ligne étaient suivis d’un message de regret de devoir annuler la commande faute du livre annoncé.
Si sur Internet on parle souvent d’Internet gris, pour signifier l’enfouissement des documents, on oublie souvent de parler de l’avenir des livres non réédités, non disponibles à la vente, et donc « enterrés »… sous le bon vouloir des divers ayant-droit. Car c’est des quantités impressionnantes de connaissances et de créations qui tombent dans l’oubli, non du fait de leur pertinence, mais du fait de la logique d’enfouissement dans laquelle ils sont pris (et je ne parle pas le mise au pilon…ni même de l’autodafé des livres). Certes on peut tenter d’aller en bibliothèque pour y accéder, mais l’on voit bien la lourdeur de l’action à mener, et l’on comprend les projets de numérisation massif des fonds, tant on s’aperçoit de la souplesse que procure aujourd’hui les techniques disponibles pour mieux accéder aux productions anciennes, mais toujours pertinentes.
L’enfouissement progressif de ces sources multiples demande donc la mise en place de dispositifs de compensation. Les bibliothèques, centres de documentation et autres lieux de conservation (inathèque par exemple, musées…) sont donc au coeur de ce travail, mais malheureusement cela reste très lourd. D’ailleurs l’usage du « désherbage » dans les CDI (qui consiste à éliminer des documents considérés comme obsolètes) n’est pas sans poser quelques problèmes : ayant récemment récupéré un ouvrage de cette opération qui devait l’amener à la destruction, je me suis aperçu de son importance pour mes travaux. Mais ce livre est aujourd’hui inaccessible par les moyens habituels (hormis dans quelques lieux difficilement accessible, surtout physiquement). Au delà de la conservation des documents, c’est leur mise à disposition qui pose problème et la loi n’aide pas à cela. Le droit d’auteur et sa défense permettent de faire disparaître des documents de l’espace possible de lecture. On comprend aisément le choix « d’oublier » un travail qu’on juge a postériori médiocre, on comprend moins ce choix lorsqu’il est uniquement guidé par les lois de l’économie… et du droit de l’édition.
Si la première compensation est la conservation, la deuxième compensation est la médiation. Le risque encouru en ce moment par l’inflation informationnelle et documentaire traditionnelle (60 000 ouvrages dont 35 000 nouveaux publiés par an en France) et numérique est que l’on ne parvienne plus à accéder à des documents pourtant disponibles. Car il faut qu’entre celui qui veut accéder à des connaissances, des créations, et le document lui-même, il y a des « intermédiaires » dont la qualité doit être de plus en plus grande. Les moteurs de recherche plein texte sont certes bien pratiques, mais ils souffrent tous du défaut de la loi de l’économie : ceux qui apparaissent en premier ne sont pas les plus pertinents, mais ceux qui ont, pour la plupart, compris la logique économique sous jacente à ce moteur. Jadis des sociétés embauchaient des personnes pour analyser et classer… mais rapidement cela s’est avéré trop couteux. En rebond les tenants de la « folksonomie » ont imaginé un travail d’aide fait par la mutualisation des activités des usagers. Mais là encore le risque est grand, comme l’ont mis en évidence l’analyse des commentaires de clients à propos de produits en vente en ligne : l’achat d’opinions favorables orientait le client. La force initiale du plus populaire des moteurs de recherche était la popularité interne, pas opposition à la popularité externe. Il n’a pas fallu longtemps pour que ce procédé soit contourné. Ainsi sur ce blog, le nombre de commentaires « commerciaux » que je suis amené à modéré, en amont heureusement, avoisine les 50 par jours. Cela n’arrête pas depuis 6 années… ces commentaires visent surtout à faire des liens vers leurs sites et ainsi augmenter leur popularité interne. On le voit les procédés techniques purs atteignent vite leur limite et c’est alors qu’il est nécessaire d’avoir recours à l’humain.
Après la médiation technique, la médiation humaine ! Devant de grandes quantités d’information, deux types de médiations humaines peuvent aider : la médiation individuelle, la médiation réseau. La médiation individuelle est toujours intéressante parce que situant la médiation dans un contexte unique et donc homogène (a priori). Autrement dit la médiation d’une personne est une aide précieuse, sauf… et l’on retombe ici sur les questionnements précédents auxquels s’ajoutent l’éthique personnelle du médiateur… Et l’on sait combien elle est fragile, comme le montrent les débats sur la connaissance scientifique, ce que montre particulièrement bien Bruno Latour. C’est en s’inscrivant dans son projet de médialab (Sciences Po Paris) que l’on voit poindre une autre possibilité, celle de médiation réseau. Autrement dit, pour accéder à de l’information, de la communication et en évaluer la pertinence, il est nécessaire de faire appel aux « acteurs réseaux », aux « actants », c’est à dire à un « tissu » d’humain et de machinique qui, articulés entre eux peuvent vraiment aider à accéder aux éléments dont on peut avoir besoin. Cela fait plus de vingt années que nous expérimentons et vivons cette approche avec diverses fortunes. Toutes nos expériences nous ont amené à observer qu’il fallait d’abord être modeste et pragmatique. C’est à partir de la lente élaboration de ce réseau et de sa reconfiguration permanente qu’il est possible de se créer un « halo informationnel » fonctionnel basé sur des médiations nombreuses et un travail constant d’analyse personnelle. Associant humain (personnels spécialisés, pairs, etc…) technique (sites web, rss, newsletter, mail etc) ce fonctionnement est particulièrement performant pour dépasser des limites évoquées ci-dessus.
Et pourtant il est encore bien loin de répondre à toutes nos demandes. Aller dans une librairie, ce n’est que rarement aller rencontrer un libraire. Aller dans un centre de documentation ce n’est pas toujours rencontrer un documentaliste. Dans ces deux cas comme dans d’autres c’est d’abord rencontrer une fonction technique qui s’incarne de manière variable. Passer de la rencontre à l’intégration dans le réseau est une étape à franchir, souvent difficile, parfois impossible…
La lecture des enquêtes sur les pratiques culturelles des jeunes et des adultes met en évidence le fait que les plus démunis sont les plus consommateurs de produit de passivité (télévision plutôt qu’ordinateur, par exemple). Or ce qui caractérise la relation à une information communication pléthorique c’est l’absolue nécessité pour l’usager d’être actif, c’est à dire de construire son univers plutôt que de le subir. C’est peut-être là qu’est d’abord la nouvelle fonction de médiation des personnels dont nous parlons ici : permettre à l’usager de devenir autonome et actif, être « autodidacte », autrement dit de savoir se diriger dans un univers informationnel et communicationnel pour atteindre ses propres buts. Malheureusement les positions dissymétriques (prof élèves, libraire client, documentaliste usagers, etc…) qui sont à la base peuvent amener à faire l’inverse : celui qui occupe le pouvoir peut être tenté de le renforcer plutôt que de libérer l’autre. Parce que je sais, je maintiens l’autre en dépendance… Le changement de contexte (accès libre à l’information) impose la remise en cause de ce type d’attitude.
Il reste un point qu’il semble important d’évoquer ici : celui des documents disparus et inaccessibles. Il est de plus en plus nécessaire, à coté du droit à l’oubli, de développer l’obligation de conservation explicite. Les historiens savent bien que la trace est d’autant plus fragile qu’elle peut nuire à une analyse des faits dans un sens ou un autre. La disparition, l’enfouissement, c’est une approche qui permet de tenter de faire table rase du passé… mais comme l’ont montré plusieurs exemples, il arrive parfois que d’aucuns luttent contre cela : wikileaks en fait partie, même si cela mérite d’être questionné. Entre l’enfouissement et la transparence, nous voyons bien que nos sociétés ne renoncent pas à leur vieux démons informationnels : détenir une information et en maîtriser le devenir c’est s’assurer du pouvoir… d’aucuns en profitent parfois et dans tous camps politiques, idéologiques…
A suivre et à débattre
BD

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