Internet, la lutte des classes ?

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Quand on parle de fracture numérique on est obligé de penser à d’autres fractures, fractures sociales, fractures culturelles… En effet la fracture numérique n’est pas un en soi isolé des autres éléments au contraire même, il semble bien que la fracture numérique soit en train de devenir un amplificateur des autres fractures. Or la problématique de l’éducation au numérique ne peut être isolée du reste et le monde scolaire aurait tout à gagner à le réfléchir dans ce cadre pour définir la place à donner à ce numérique (digital ?) dans les établissements scolaires. Avec le livre, il y avait évidence, on ne souciait pas des autres fractures, car le livre était « égalitaire » à l’école (gratuité des manuels), avec le numérique la question se repose d’une autre manière, mais pas si éloignée que cela.
La lutte des classes semblait être un vieux souvenir d’avant la chute du mur de Berlin, et voici qu’elle se réinvite dans le champ social par au moins deux études récentes : PISA d’une part et l’enquête du CREDOC sur les conditions de vie et aspirations des Français. Qu’observe-t-on à la lecture de ces documents et de travaux qui les environnent ? Que la notion de classe sociale méritait de revenir sur le devant de la scène comme analyseur des évolutions actuelles de la population. En effet on constate que c’est aux « extrêmes » que se développent les conduites qui marquent l’appartenance de classe, aussi bien dans le domaine scolaire que dans celui d’Internet. Autrement dit on croyait les classes sociales disparues (ou presque selon le modèle traditionnel statique) et les voilà qui ressurgissent brutalement. De plus (cf. le travail sur les pratiques culturelles des Français fait pas le ministère de la culture, Sylvie Octobre, Olivier Donnat,…) de récents travaux confirment que fracture sociale, fracture culturelle, fracture scolaire se confortent les unes les autres.
Que peut donc faire le numérique dans tout cela ? Les taux d’équipements et d’usage marginalisent immédiatement les populations les plus démunies : les personnes âgées isolées ayant un faible niveau d’étude et de revenus représentant le prototype… Coluche en d’autres temps en aurait fait un sketch qui peu faire écho à ce que l’on peut observer comme cette vidéo extraite de l’émission strip tease (http://video.google.com/videoplay?docid=4669543800046681410&hl=fr&emb=1) Loin de faire rire une fois passé l’effarement de cette situation, il est nécessaire d’interroger la société sur la place du numérique dans l’organisation sociale et le devenir de celle-ci.
Faisons immédiatement une hypothèse (déjà évoquée jadis ici) : le numérique est un moyen de domination d’une partie du corps social sur l’autre partie. Autrement dit la maîtrise du numérique est un outil indissociable de la différenciation sociale. Et le numérique n’est pas seul, il est le vecteur d’une autre différenciation, bien plus ancienne celle-là, la différenciation culturelle basée sur la différenciation économique. La lecture des quelques études citées plus haut fait de la CSP un critère étonnamment corrélé avec un faible usage des TIC, sur un plan personnel. Dès lors l’argument scolaire (rare mais entendu) qui consiste à refuser l’usage de ces TIC à l’école pour ne pas creuser le fossé social est un paradoxe : en voulant lutter contre l’inégalité, il la renforcerait… N’oublions pas que les enseignants est une des CSP avec les cadres supérieurs qui s’est équipée le plus tôt dans le domaine des TIC et que les usages personnels se sont rapidement diffusés dans ce milieu pendant que les usages professionnels restaient largement à la porte de la salle de classe.
Ce qui change la donne c’est que sur les réseaux, il n’y a pas forcément ces barrières sociales et que la barrière économique semble être en train de disparaître, du moins à en juger par les résultats des études et le progrès rapide et récent d’équipement numérique dans les foyers économiquement les plus défavorisés. Ainsi, sur l’écran, ou plutôt devant ou derrière, il n’y aurait pas de classe sociale. En freinant les usages scolaires du numérique, n’est-on pas en train de renforcer ces clivages au lieu de les aplanir ? Quand on voit la constante des études sur la demande faite par les jeunes de stimulation dans le domaine de l’accès à la connaissance (par l’école… à défaut d’autre chose), on s’étonne que le monde scolaire n’ait pas répondu favorablement beaucoup plus tôt. Dans le même temps le secteur social s’agite et la récente reconnaissance de la mission d’un organisme comme la M@ison de Grigny (banlieue de Lyon http://www.maison-tic.org/) par le Grand Lyon, mérite notre attention et nos encouragements. Pour tenter de remédier à ces écarts elle tente de développer des propositions nouvelles et ainsi de réduire ce fossé général qui semble se creuser à nouveau.
Avec le livre et plus généralement l’écrit, les fractures semblaient moins visibles. Ou plutôt le monde scolaire se sentait légitime, il suppléait aux carences familiales. Mais c’était oublier qu’il ne suppléait pas, mais qu’au contraire il renforçait la prééminence de l’écrit et de son utilisation comme discriminant dans la société, mettant inexorablement de coté ceux qui ne parvenaient pas à un niveau de performance suffisant. Or ceux-ci étaient victimes de l’élitisme implicite du livre que les bibliothèques et autres lieux publics ne parvenaient pas à endiguer malgré les discours. Le livre, l’écrit, c’est cher ! C’est compliqué ! Et pendant ce temps là le pouvoir des technologies de l’information et de la communication s’est étendu par d’autres canaux, audiovisuels puis télématiques et informatiques. Et il a touché directement les gens là  où l’école n’allait pas : à la maison. Séduisante évolution qui a amené à fantasmer sur le pouvoir des médias, de leur influence et donc de leur capacité à « transmettre ». La concurrence avec les systèmes académiques d’enseignement est devenue frontale et l’évolution actuelle de la fréquentation du livre inquiète. Les efforts (désespérés ?) des professionnels pour maîtriser la fureur du développement du numérique par rapport au livre, sont à la hauteur du problème, mais sont probablement déjà d’arrière garde. Mais surtout ils symbolisent un déplacement des domaines de la lutte des classes. Pour l’instant rien n’apparaît avec suffisamment d’ampleur, l’écrit résiste plutôt bien (politiquement surtout) et les réglementations sur le prix des livres numériques qui émergent (après les luttes sur la musique) montrent qu’il ne cède pas de sitôt.
Mais cette résistance est particulièrement élitiste et encourage le développement des fractures. En enfermant le livre dans ces politiques, elle le rend « ex-autique » à une plus grande partie de la population qui devra alors se suffire des pages de publicités et des entreprises de mise à disposition des cerveaux… Si le numérique doit entrer davantage dans les pratiques scolaires, ce n’est pas pour l’empêcher d’agir dans le sens du rapprochement des classes, mais au contraire pour permettre à chacun d’accéder à la connaissance. Il y a fort à craindre que derrière les remarques du genre : mais il y a des élèves qui ne sont pas connectés, ne se cache une autre idée celle qu’il ne faut pas utiliser ces technologies à l’école. Cela permettrait à coup sur de maintenir les clivages, les classes, au lieu de tenter d’accompagner ce mouvement actuel qui tend à développer une nouvelle fracture.
Le livre est-il plus égalitaire que l’écran ?
L’écran est-il plus équitable que le livre ?
Ni l’un ni l’autre. Sans véritable éducation partagée et véritable projet politique il y a beaucoup de chances que l’on ne reproduise à défaut de renforcer avec le numérique les mêmes clivages que ceux que le livre et l’écrit (pour une moindre part) ont institué.
Un débat à suivre
BD

1 Commentaire

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  1. Bonjour,
    Un autre aspect de la réticence de certains enseignants face au numérique est aussi lié au fait que d’une part les élèves sont souvent bien plus à l’aise qu’eux sur ce terrain et d’autre part que le numérique a tendance à développer une certaine « horizontalité » dans les rapports qui peut parfois dérouter les enseignants qui sont encore dans la posture du berger qui mène son troupeau plutôt que dans celle du tuteur qui soutient et aide la jeune pousse à s’épanouir…

  1. […] This post was mentioned on Twitter by Bertrand CHARLET and alexis lucas. alexis lucas said: RT @brunodev: nouveau message, Internet, la lutte des classes ? – http://www.brunodevauchelle.com/blog/?p=778 […]

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