Effacement, oubli, suicide… quelle issue pour la mémoire numérique ?

En lisant la volonté ministérielle de faire signer une charte pour l’oubli numérique à un certain nombre de site, il semble nécessaire de mettre cette initiative en perspective avec certains développements actuels qui peuvent faire penser que le problème tel qu’il est posé mérite question, réflexion, critique… En premier lieu, c’est une réaction bien tardive par rapport à des urgences énoncées il y a plusieurs années par certains comme lors de l’université d’été du département IME de l’université de Poitiers en 2005. En évoquant alors le développement du portfolio, il avait été question du droit au suicide numérique, ou tout au moins du droit à la maîtrise des contenus servant de support à l’identité numérique de la personne. Il aura fallu plus de 5 années pour les politiques réagissent, n’est-il pas trop tard ? Comme en plus cette charte est proposée par le gouvernement à des entreprises isolées, n’est-on pas en face d’une fausse action ?
Cette volonté qui semble vouloir durer depuis ce quatrième trimestre 2010 reste cependant davantage un effet d’annonce qu’une véritable action de fond. Il suffit d’observer ce qui s’est passé depuis l’annonce de cette volonté politique pour se rendre compte que les choses ne changent peu, voire pas du tout. En fait entre l’envie de tout contrôler (les humains y compris) et l’idée fondamentale de liberté individuelle, il y a un écart tel qu’il semble bien qu’au delà des propos les actes ne viennent à terme. D’ailleurs les opposants à la liberté (en particulier individuelle) n’ont pas attendu le développement du numérique pour tenter de ficher et contrôler leurs concitoyens. On oublie trop vite que cette habitude de contrôler le « peuple » est une très vieille habitude de gouvernants qui, pris parfois dans leur mégalomanie voire leur paranoïa, cherchent systématiquement à éviter toute opposition.
Au moment où l’on annonce le déploiement des ENT dans les établissements scolaires, l’arrivée du cahier de texte numérique, le déploiement de l’application LPC (Livret Personnel de Compétences), etc… Plusieurs enseignants nous font remarquer leur inquiétude du fichage et du contrôle généralisé. Il nous faut alors leur rappeler que cela n’a pas attendu ces dispositifs, mais aussi que chacun de nous porte au fond de soi l’envie d’en savoir plus sur les autres… et les élèves n’y échappent pas… L’édifice qui se construit petit à petit à l’aide du numérique est bien celui qui consiste à environner chacun de nous, dès le début de sa scolarité et même avant dans certains cas, d’un ensemble d’outils de traçage individuel. Certes ce n’est pas vraiment nouveau, mais désormais le potentiel devient réel. Autrement dit, si l’on y inclue le suivi des données personnelles à l’aide du téléphone portable, c’est l’ensemble du parcours de chacun de nous qui peut être l’objet d’un suivi attentif et non voulu.
Les tenants d’une identité numérique active (c’est à dire dirigée objectivement par le sujet) diront qu’il est toujours possible de contrer cette volonté de « contrôle » ou de « domination. En apprenant à chaque citoyen à diriger les informations qu’il génère. Malheureusement, les moyens désormais disponibles semblent aller contre cette idée du fait qu’il y a toujours la possibilité de suivre les sujets à leur insu, sans qu’ils puissent orienter « ce regard ». Une éducation à l’identité numérique serait donc vaine. Du coup le droit à l’oubli numérique devient un objet montrable, honorable, même si l’on sait qu’elle est en réalité déjà totalement dépassée.
Un de mes collègues étudiants en 1976 racontait son arrestation suite à des manifestations. On lui avait présenté des photos le montrant dans d’autres manifestations antérieures (et pas forcément sur le même registre que celle qui lui avait valu son arrestation). Il venait de découvrir qu’il était « fiché » et « suivi » depuis un certain temps comme activiste. Autrement dit dès que vous sortez de l’ordinaire, vous êtes repérés. Mais cette approche avait montré ses limites et aujourd’hui les moyens permettent d’abaisser le seuil de repérage à un niveau tellement bas que chacun en devient d’abord un potentiel suspect avant d’être un « honorable citoyen ». En d’autres termes la lutte pour le droit à l’oubli numérique devrait s’associer à la lutte contre l’accusation a priori de suspicion. Ou encore, la confiance n’est pas donnée à priori au citoyen, au contraire….
Les mémoires numériques, on le sait, ont une propension étonnante à la duplication (caches etc…) Du coup l’idée même d’effacement de ses données personnelles, dès lors qu’elles circulent sur le réseau est une erreur. La conservation systématique pour des raisons techniques ou juridiques des actions que chacun de nous mènent sur les réseaux entraîne l’impossibilité d’un oubli quel qu’il soit. Ce n’est donc pas d’oubli numérique qu’il s’agit, mais de contrôle de l’identité numérique par la personne. Autrement dit, il nous faut revendiquer le droit à contrôler les usages de nos traces numériques (et donc établir des textes), puisqu’on ne peut les faire disparaître… L’affaire wikileaks est une bonne illustration de cette question. Les responsables de ce site prennent en défaut ceux qui savent (savaient) contrôler ces traces en leur montrant ce qui pourrait advenir de ces traces si on les exploite dans un autre sens que celui pour lequel elles ont été élaborées. Les historiens savent bien que les traces sont suspectes a priori, eux qui vont à la recherche des « autres » traces.
Dès lors quelle éducation développer. D’abord une éducation juridique. Mais pour qu’elle soit efficace, cette éducation doit s’appuyer sur des textes eux-mêmes fondés, or on s’aperçoit, et l’Italie de montre souvent par exemple, que le droit est parfois écrit contre le peuple qu’il prétend défendre, au profit d’une société considérée comme supérieure par ses responsables… qui savent pour le peuple ce qui est bon pour lui. Ensuite une éducation numérique qui permet de comprendre les mécanismes réels sous jacents aux usages. Là dessus les médias de masse ont une lourde responsabilité dans leur tentative (désespérée ?) de reprendre la main sur ces nouvelles formes issues des réseaux. Ensuite une éducation politique au sens propre du terme (vie de la cité) dans laquelle l’idée de bien commun et de sens collectif seraient le terreau et le cadre de toute évolution de la société, au contraire d’une approche centrée sur l’individu et sa réussite personnelle, coute que coute…. Enfin une éducation philosophique sur le sens de la vie humaine. Interrogeant aussi bien les religions (qui ont longtemps régné sans partage sur la pensée humaine) que les rationalismes de toutes sortes (en particulier issus des lumières)  cette éducation aurait pour seul objectif de donner un sens au mot liberté. Non pas un sens abstrait, mais bien un sens concret, vivable et incarné au quotidien en chacun de nous en particulier dans la dimension la plus forte : celle de la responsabilité personnelle. Or l’une des dérives les plus remarquables observées sur les réseaux (et au delà) est bien, sous couvert parfois d’anonymat (au moins simulé), l’idée que la liberté soit d’abord le droit de tenir parole sans assumer l’autorité de sa parole, autrement dit de s’exprimer anonymement sur la toile sans véritablement mesurer-assumer l’impact de ses propos pour les autres (ceux qu’ils visent) et pour soi (car nul n’est réellement anonyme…)
Le monde scolaire, parce qu’il est un monde dans le monde, pourrait passer à coté de cette évolution, tout en le vivant encore plus fort en interne. En effet l’environnement numérique des établissements scolaires est en train de se compléter de manière inexorable (bientôt on saura combien de pages de manuels scolaires auront été vues par un élève au cours d’un trimestre). Jadis on reprochait à nos établissements de ressembler à des prisons, désormais ils deviennent peut être des lieux de « liberté surveillée »…
A suivre et à débattre
BD

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