Chronique de Noël : si les machines savent, un jour, qui sera sur les bancs de l'école ?

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Le retour au premier plan de « l’intelligence artificielle » est un signe d’une évolution significative aussi bien sur un plan technique que sur un plan philosophique et anthropologique. Pour le monde de l’éducation, cela n’est pas sans interroger sur le fond comme sur la forme l’apprendre de demain, compte tenu du contexte émergent lié à ce que l’on nomme, un peu abusivement « intelligence artificielle » ! Big data, adaptive learning, et maintenant machine learning, tout semble converger vers un basculement qui mérite qu’on y réfléchisse quelques instants.
Deux basculement antérieurs peuvent être évoqués : celui des années 40 et celui des années 1960. Dans les années 1940, les travaux d’Alan Turing révèlent au monde la puissance potentielle de l’informatique et la piste de l’intelligence artificielle. En fait son questionnement est celui du fonctionnement du cerveau et par là même celui de l’intelligence. Face à l’humain, le progrès des techniques, des sciences et des machines qui en découlent est fascinant. On comprend qu’une personnalité aussi forte que celle d’Alan Turing ait été « visiter » ces questions.
L’imaginaire des informaticiens a donc très tôt embarqué cette question. Dès lors, le deuxième basculement, celui du début des années 60, ne pouvait qu’advenir avec la montée en puissance de l’informatique et en particulier l’avènement de techniques nouvelles qui vont s’incarner dans ce que l’on appelle parfois le « cerveau de la machine », le microprocesseur. Ce basculement se produit autour de deux langages, LISP et Prolog, ainsi que d’un concept, celui de « système expert ». Les travaux de recherche relayés par les médias de l’époque vont tenter de montrer que l’on est passé du calcul à l’intelligence. L’émergence de solutions de reconnaissance vocale (qui se rappelle du Katalavox cher à Martine Kempf), ou de reconnaissance optique de caractère (OCR) et autres simulation d’actions humaines complexes a rapidement été confrontée aux limites de la machine et à la complexité de l’humain. Une vision mécaniste de l’homme venait d’être dénoncée…
Il faut rappeler que le terme « ordinateur » dont l’origine a été rappelé récemment par Michel Serres (cf. conférence sur l’innovation UCLy Lyon octobre 2015 https://www.youtube.com/watch?v=-eJvBk_57Tw), est assez révélateur de cet imaginaire quasi religieux. On peut rapprocher cette idée de reproduire le cerveau dans une machine, avec l’aide de Jacques Perriault (La logique de l’usage Flammarion 1989 – 2008), de l’idée de reproduire l’image et le son jusqu’à la perfection dans l’histoire des « machines à communiquer ». Reprenant la pensée de André Leroi-Gourhan, Jacques Perriault met en évidence, rappelant Gilbert Simondon, la proximité entre technique et religion, que l’idée fondamentale qui porte le progrès technique et scientifique c’est de produire « l’homme en dehors de l’homme ». Pour les croyants chrétiens, l’homme en dehors de l’homme ce serait Dieu (« qui a fait l’homme à son image »). Aussi la recherche de l’illusion parfaite (cf. Alan Turing) de l’humain dans la machine traverse bien l’histoire des technologies. C’est pourquoi on peut penser que le retour de « l’intelligence artificielle (Série d’article sur ce thème  publiés par le Monde http://abonnes.lemonde.fr/intelligence-artificielle/ à l’automne 2015) et l’émergence de notions conjointes est le signe de ce troisième basculement.
A l’instar du développement humain, de brusques sauts d’évolution, marquent le développement du progrès et des connaissances. Loin des « disruptions », terme qui conforte l’imaginaire qui porte la dimension d’innovation, nous sommes en présence, pour des raisons de convergences, d’une ré-apparition d’une idée qu’on croyait mise de côté tant que l’ordinateur serait binaire. La victoire de l’ordinateur contre le joueur d’échecs avait mis en évidence que la puissance du calcul ne ressemblait pas au fonctionnement humain, mais qu’elle permettait de le concurrencer. Or cela on le sait depuis longtemps pour ce qui est des tâches simples et répétitives que les humains ont longtemps accomplies et que les machines ont remplacées. En cherchant à remplacer l’humain dans ses activités par la machine, celle-ci devient-elle humaine ?
De l’enseignement assisté par ordinateur transformé désormais en adaptive learning, au machine learning, on pressent un basculement fort : ne pourrait-on mettre une machine à la place de l’enseignant et maintenant de l’élève ? Ainsi on saurait simuler l’enseignant et l’apprenant. C’est un des enjeux du machine learning dont le deep learning est une des spectaculaires réalisations. Il pourrait alors incarner le mythe du Golem traduit dans le film Frankenstein (James Whale 1931), en y voyant une machine s’affranchir de son concepteur de son créateur. Si la machine est capable d’apprendre, quel serait son enseignant ? Son concepteur, c’est à dire celui qui a conçu les algorithmes qui président à son fonctionnement ? Son utilisateur, c’est à dire celui qui met en place le contexte favorable à l’apprentissage de celle-ci ? Les deux probablement. Mais dans le contexte favorable à l’apprentissage, quid des interactions avec les humains, ou les autres machines ? On pressent un potentiel, mais aussi de nombreuses limites…
Il y a près de trente années, nous étions plusieurs à tenter de réfléchir à ce que l’intelligence artificielle d’alors (deuxième basculement) pourrait apporter au monde scolaire. L’arrivée de l’hypertexte, de l’hypermédia et la mise en réseau ont mis de côté ces réflexions, d’autant plus que les modélisations informatiques restaient difficiles à implémenter. Avec le renouveau de ces technologies et surtout la capacité de calcul des machines de chacun de nous, on peut penser que des auxiliaires de l’apprentissage (à l’instar du GPS pour l’orientation ou des algorithmes prédictifs pour la recherche d’information) vont apparaître. Bien plus que des machines learning, on pourrait voir apparaître des dispositifs d’augmentation de la capacité d’apprendre. Ces machines, capables d’apprendre, seraient aussi capables d’aider à apprendre en s’insérant, au plus proche de chacun dans le parcours d’appropriation des connaissances et de développement des compétences. C’est déjà un peu le cas avec la « mémoire externe », mais elle reste encore largement sous exploitée non dans ses capacités de stockage, mais surtout de réutilisation par chacun.
Nous avons atteint une saturation informationnelle qui devient un obstacle à l’apprentissage et à l’enseignement. Il serait intéressant que de nouveaux instruments issus de ces travaux sur l’apprentissage des machines, viennent, non pas faire concurrence à l’humain, mais bien plutôt l’aider à apprendre et à se développer. Il semble que pour l’instant on ne voit pas, dans le grand public, émerger de propositions des industriels et des marchands, sauf s’il s’agit pour eux de déclencher non pas des apprentissages de fond, mais des réflexes de formes, des réflexes de consommation… C’est peut-être de la recherche ou des expérimentateurs que ce genre de projet peut voir le jour. Car la rentabilité est bien incertaine…
A suivre et à débattre
BD

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