Éléments de controverse suite à l’article de JM Le Baut paru dans le café pédagogique le 29 juin 2017 « Les humanités numériques : Un nouvel enjeu pour l’Ecole ? » : La multiplication de l’utilisation de cette expression dans les médias mais d’abord dans de nombreuses sphères universitaires et au-delà désormais, oblige à un essai de clarification. D’où vient cet engouement ? Quel sens ont les termes employés dans ce domaine ? Le monde scolaire s’interroge légitimement à ce propos confronté qu’il est à l’urgence éducative face au numérique. Humanité, humanités, humanisme ! Comment s’y retrouver, trouver la bonne distance… ? D’aucuns évoquent une forme de « disruption », d’autre le retour sur le devant de la scène d’idées anciennes mises au goût du jour…
La notions d' »humanité(s) » n’est pas nouvelle (cf. Wikipédia…). Récemment Nathalie Denizot (2015) nous invite à réfléchir à ce terme dans un article intitulé « les humanités, la culture humaniste et la culture scolaire » (voir réf en bas de cet article). Elle s’appuie sur de nombreux travaux pour nous aider à comprendre le retour en force de ce terme dans le monde académique. La récente émergence de la notion « d’humanités numériques » dans l’espace public n’est pas sans poser quelques questions sur les raisons de l’arrivée de cette expression dans le champ académique. Nathalie Denizot écrit « Les mots sont à prendre avec prudence, mais ils ne sont pas anodins : les humanités telles qu’elles sont actuellement reconstruites dans l’enseignement supérieur n’ont que peu à voir avec les humanités, classiques, modernes voire techniques, qu’a connu l’enseignement secondaire, mais sont sans doute davantage héritière des humanities anglo-saxonnes. Elles permettent de penser une recomposition de disciplines universitaires dominées voire assiégées (lettres classiques ou modernes, philosophie, etc.) qui cherchent à retrouver un second souffle. La situation est assez différente dans l’enseignement primaire et secondaire. » puis termine son article en écrivant : « De ce point de vue, faire de la « culture humaniste » une « compétence » actuelle semble pour le moins paradoxal : quel est cet humanisme décomposable (comme toutes les compétences du socle) en « connaissances », « capacités » et « attitudes », sinon une version scolaire mythique de l’humanisme, qui l’instrumentalise et qui témoigne par ailleurs d’une forme de nostalgie plutôt réactionnaire ? »
Signalons immédiatement le dédain, voire le mépris, de nombre de disciplines que l’on situe souvent dans le champ des humanités à propos du numérique. Mais la généralisation de l’informatique et du numérique a finalement provoqué un choc (disruption, changement de paradigme selon la rhétorique habituelle) dans toutes les disciplines. Mais la proximité entre humanités, humanité et humanisme a amené à des raccourcis et à des confusions nombreuses dont se sont emparés nombre de « causeurs » scientifiques ou non, universitaires ou non…. Pour le dire autrement, comment ne pas passer à côté d’un phénomène social et culturel profond alors qu’on a longtemps cru que cela restait étranger à ces champs disciplinaires. Le médiateur c’est « l’huma ». Qui peut parler de l’humain (et de ses productions) si ce ne sont les disciplines qui travaillent les productions de l’humain, or l’informatique est aussi une production humaine.
Humanité numérique c’est la rencontre quasi oxymoresque entre un objet et un vivant. Humanités numériques c’est la rencontre entre des disciplines en perte de légitimité face à l’omnipotence et l’omniprésence d’une technique, à peine d’une science diront certains (science informatique, sciences du numérique ???). La puissance de cette approche tient à la revendication « humaniste » de ce courant face aux propos inquiétants, en lien avec le développement du numérique, du « transhumanisme » par exemple. Il y a là un concours de légitimités entre des « objets techniques » et une pensée humaine sur la production de ces objets. Plus encore l’émergence de ce courant est liée à une résistance (bien tardive en regard des travaux de Simondon ou d’Ellul) à un déferlement technique qui transforme complètement le vivre ensemble. Or ce déferlement semble se faire à l’insu même de la population humaine.
La force des objets numériques c’est leur évidente pertinence dans l’organisation de la vie quotidienne. Même si cette pertinence est un construit (et non pas un fait originel), elle se traduit par le constat d’évidence que nous faisons (presque) tous quant à l’utilisation de ces objets. Stupéfaits nous-même par cette sorte d’assujettissement ou d’affiliation à ces objets et leur utilisation quotidienne, nous sommes fascinés par leur puissance, inquiets de leur développement mais aussi souvent peu maîtres de ce qui se déroule sous nos yeux. C’est probablement pour cela que l’on se dit qu’il ne faudrait pas que les informaticiens (et leurs industries et commerces) soient les seuls à en décider. Du coup, les disciplines du champ des humanités (qui parfois s’assimilent un peu rapidement à l’humanisme) ont bien compris l’enjeu : se soumettre ou disparaître. Dans une culture dans laquelle la parole du philosophe est première, peut-on laisser l’informaticien, le technicien, les scientifiques de la matière et du vivant prendre la première place devant ceux qui travaillent l’humain et ses productions ?
L’une des difficultés que l’on voit émerger, c’est le « discours sur » qui oublie l’étude rigoureuse des pratiques effectives et des logiques sous-jacentes à ces techniques. Dans le même temps, certains se voient « maîtres du monde de la pensée et de la société » à partir de cette réussite impressionnante que constitue le déferlement numérique à l’échelle de la planète. D’ailleurs, à intervalles réguliers, tel ou tel courant scientifique, technique, philosophique tente de s’arroger la parole juste, la parole vraie sur la scène des débats publics. Mais il est temps de démasquer des propos qui confinent parfois à l’imposture ou l’approximation intellectuelle cachée derrière un vocabulaire et des formules ou phrases dont la compréhension peut rester mystérieuse. Ayant eu l’occasion d’assister en direct ou par vidéo interposée à ces discours, on se retrouve en difficulté de compréhension car on ne sait pas « d’où ils parlent » et on a du mal à cerner « de quoi ils parlent ».
La construction des concepts n’est pas celle des notions rappelait Jacques Ardoino dans son séminaire de DEA à Paris 8 en 1995. D’ailleurs il prenait un soin extrême avec son collègue Guy Berger, à « écouter les termes » (nom donné à leur séminaire commun) afin d’éviter d’embarquer un travail scientifique dans un ensemble d’approximations liées aux choix des termes. Malheureusement, inventer des mots, des expressions et les populariser ensuite est devenu un « sport » dans certains milieux. Faut-il ranger l’expression « humanités numériques » à ce rang. Probablement diront certains (Yves Citton, Dominique Vinck) qui tentent de faire passer cette notion au rang de concept. Pourtant il faut probablement considérer l’émergence de cette expression davantage comme la manifestation d’un réveil intellectuel que comme l’émergence d’un concept. Il y a bien longtemps que la réflexion sur les sciences est liée à celle des humanités, relisons les trajectoires intellectuelles de Gaston Bachelard, de Vladimir Jankélévitch ou encore d’André Lichnerowicz, parmi d’autres.
Références
Nathalie Denizot, « Les humanités, la culture humaniste et la culture scolaire », Tréma, 43 | 2015, 42 – 51.
Référence électronique
Nathalie Denizot, « Les humanités, la culture humaniste et la culture scolaire », Tréma [En ligne], 43 | 2015, mis en ligne le 25 juin 2015, consulté le 28 juin 2017. URL : http://trema.revues.org/3301 ; DOI : 10.4000/trema.3301
Jean Michel Le Baux, Les humanités numériques : Un nouvel enjeu pour l’Ecole ? : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2017/06/29062017Article636343202093044630.aspx
Juil 07 2017