En cette période de confinement les espaces d’expression du « JE » se transforment pour chacun. Plus question de briller devant un auditoire, petit ou grand, de personnes rassemblées autour de vous, chaleureusement (ou pas). Alors les moyens numériques offrent de nouvelles perspectives relayées par les « vieux médias de flux » ou relayés par ceux qui veulent les imiter, et bien sûr par les réseaux sociaux numériques. Un des procédés bien connu est de proposer un titre accrocheur pour faire remarquer l’auteur et son contenu, nous-même n’y échappons pas. Dommage car ceux qui écrivent davantage que les 256 caractères habituels mériteraient d’être lus jusqu’au bout de leur propos, de leur argumentaire, de leur réflexion. Il est plus facile d’injurier en peu de mots que de discuter dans l’argumentation longue. Il est plus facile de laisser ses yeux glisser sur les titres que de se les abimer à lire les articles jusqu’au bout.
Les réseaux sociaux numériques ont cette particularité de nous fournir un miroir de nous-même fabriqué par les autres, et parfois par nous-mêmes. En cette période de confinement on mesure combien ce miroir peut prendre de l’importance pour maintenir notre lien social et notre « estime de soi ». On passe en quelque sorte d’un jeu à un je. Jouer avec les réseaux sociaux est un passetemps intéressant car il compense les fils infos des médias de flux et parfois le remplace. En période de confinement l’obsession informationnelle peut être combattue par des pratiques communicationnelle ou plus simplement complétée par celles-ci. Dans une situation qui diminue les interactions humaines en présentiel on peut donc chercher en ligne d’autres interactions, de nature différente, mais qui compensent partiellement celles que l’on perdues, celles de la machine à café, celles de la cour de récréation, celle du café du coin, celle du bas de notre immeuble. Si de plus on a du temps (ce qui semble être le cas au vu des temps de présence quotidiens devant tous les écrans) alors on va essayer de trouver des repères auprès de tout ce qui se présente en ligne, sur les écrans. C’est donc la relation à ce qui nous est extérieur, ce que l’on regarde, que l’on voit, que l’on perçoit.
En se penchant sur les contenus qui sont exprimés, on peut observer une inflation de « JE », de points de vue subjectifs que l’on peut faire entendre. D’un micro tendu dans la rue à la caméra qui vous regarde ou encore au téléphone que l’on décroche pour poser notre question et témoigner de soi, les occasions se sont multipliées. La fonction est double : d’une part montrer que j’existe aux autres, d’autre part me montrer à moi-même que j’existe. Du particulier au professionnel nous sommes tous dans cette tension entre le « je » et le « nous ». Pour l’instant c’est le « JE » qui domine, alors que ce devrait-être le « nous » qui prendrait la première place. En effet en situation de crise, seul le « nous » peut permettre de survivre, de vivre à condition que le « je » sache où il se situe. Et en ce moment on observe justement cette difficulté que nous avons à nous situer, alors c’est le « je » qui prend le dessus. En psychanalyse on ajouterait aussi, peut-être, que le « je » (narcissique) l’emporte sur le « soi » (idéalisé et désirant).
Ce que je cherche en ce moment c’est à me prouver que « je » existe. Si dans mon environnement proche (la ou les quelques pièces de mon confinement) les proches peuvent m’y aider, ils peuvent aussi m’en empêcher. Si je suis seul, l’affaire est plus difficile à gérer, soumis que je suis à la règle des moyens de communication à ma disposition. Alors les groupes en ligne se forment et les échanges se multiplient. Mais quels échanges ? La circulation massive de vidéo qui se veulent humoristiques ou autres (parfois bien médiocres) au sein de ces réseaux est révélatrice de l’idée que chacun se fait de ce « JE ». Parfois ce sont de vrais débats approfondis, mais souvent c’est très superficiel. Mais au moins ça permet de penser que l’on continue de vivre pour soi et pour les autres. C’est surtout un révélateur de ces identités qui sont alors très différentes de celles que l’on croyait percevoir dans nos échanges en présence. L’art de la conversation en présence est remplacé par la pratique de la curation qui se veut potache, mais qui est souvent médiocre voire vulgaire. Et surprise, je découvre que mes amis ont des pratiques que je n’imaginais pas, leur «JE» ‘n’est pas celui auquel j’étais habitué.
Le monde des professionnels n’échappe pas à ce jeu du « JE ». Les « ego » médiatiques sont d’autant plus flattés qu’ils sont sollicités de plus en plus souvent en cette période, surtout s’ils sont à distance, confinés chez eux. Le niveau de questionnement de certains professionnels (journalistes et autres animateurs dans les médias) relève davantage la volonté de se montrer que de celle de faire avancer les échanges : quand j’interroge une personne c’est d’abord moi que je mets en scène. Certes ce n’est pas la totalité de ces professionnels, mais on remarque souvent dans les interviews que le journaliste tente davantage de satisfaire son « JE » que le sujet qu’il traite ou même de mettre en valeur son interlocuteur. Ce n’est pas en parlant de soi (quoique parfois on entend même certains dire, « moi à la maison avec mes enfants » avant de poser la question) mais en tentant d’imposer au questionné la réponse qui va rassurer le « JE » de l’interviewer qui alors s’exprime au nom de « tous les français » qu’il pense représenter. Ce biais de surestimation de soi et de ses convictions/croyances est courant. Très souvent on veut des réponses de certitude et non pas de doute. Il y a longtemps que ce problème existe dans le milieu des médias (et pas uniquement) : il faut assurer, rassurer, même si c’est sur le mode binaire. A ces questions, certains sont habiles pour éviter de répondre, d’autres pour répondre à côté, d’autres, moins habiles, pour exprimer leur doute. Dans presque tous les cas c’est le professionnel des médias qui a le dernier mot et qui ainsi, oriente l’auditeur, le spectateur. Il n’est pas rare qu’au sein d’une rédaction cela se traduise par une mise en question a posteriori de ce qui s’est dit précédemment, au prix même de déformations, interprétations etc… Mais le pouvoir est là aussi
Chaque fois que je m’exprime publiquement, je suis autant dans le partage que dans la mesure de mon « JE ». Cela est intrinsèquement lié à la condition d’individu semble-t-il, mais pas forcément à celle de l’humain social. Or c’est cela qu’il faut parvenir à construire, ce « JE » qui est intégré dans le « Nous ». Edgar Morin déclare : »Ou bien y aura-t-il un nouvel essor de vie conviviale et aimante vers une civilisation où se déploie la poésie de la vie, où le « je » s’épanouit dans un « nous » ? » (Le Monde le 19 04 2020 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/19/edgar-morin-la-crise-due-au-coronavirus-devrait-ouvrir-nos-esprits-depuis-longtemps-confines-sur-l-immediat_6037066_3232.html)
Peut-on penser qu’il aurait raison dans l’avenir ?
A suivre et à débattre
BD