Creuser son sillon ou surfer sur la vague … du numérique ?

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Ni terre ni mer, en tout cas il est effarant de voir le nombre de personnes qui surfent sur la vague du numérique.  Copieurs en tous genres, causeurs dans le poste, mais surtout beaux parleurs se ruent sur les nouveautés chaque fois qu’elles apparaissent. Tantôt c’est un objet (un artefact pour causer savant) comme la tablette, tantôt c’est une idée, comme la pédagogie numérique. La nouveauté a le vent en poupe et, comme me le disait un inspecteur général : « les choses ont bien changé en dix ans, il ne faut pas reprendre le passé ». Car c’est bien le problème : entre l’éphémère de la vague et le sillon qui se creuse lentement dans le sol, il y a une autre temporalité, sans parler de la lente érosion des sols par l’eau qui creuse progressivement son chemin. Mais, dans ce dernier exemple, pas besoin de l’histoire, les choses ont tant changé depuis dix ans….
Pourquoi cette irritation ? Parce qu’à chaque vague d’évolution des technologies de l’information et de la communication, on voit arriver les messies, et autres prophètes. Et que, de manière récurrente pour tous ceux qui travaillent cette question depuis longtemps, l’argument de la nouveauté l’emporte sur celui de la robustesse dans le temps. L’éphémère du web renforce ce que les médias de flux avaient déjà construit : l’obsolescence accélérée de l’histoire, l’enfouissement mémoriel. Si nous n’y prenons garde on pourrait traiter de « vieux cons » tous ceux qui s’inscrivent dans cette durée, dans la patience de l’analyse et dans la contextualisation historique. Si les technologies n’y échappent pas, la pédagogie ne semble pas non plus y échapper.
En fait une analyse un peu avancée de ce mécanisme permet de comprendre ce mouvement. Face à la nouveauté, ou ce qui est nommé comme tel, l’humain ordinaire se sent petit, modeste et demande donc à en savoir plus. Du coup l’innovateur comme le parleur (ou son contempteur) en profite pour célébrer sa maîtrise du nouveau face à l’humain ordinaire inquiet (il revendique même de le former parfois). Car la force de ces propos dits nouveaux ce n’est pas leur nouveauté, c’est l’écart qu’ils imposent aux autres humains. En fait chacun de nous se sent médiocre face à ces ténors, un peu angoissé devant cette force dite nouvelle, et donc prêt à accueillir au mieux ces propos.
Et puis, une fois reçu ces propos, on va chercher un peu plus loin derrière eux, ce qui les sous-tend, d’où ils viennent. Et là on s’aperçoit souvent qu’une grande partie de ces propos sont d’abord des copier/arranger/coller de choses qui existent depuis longtemps. Le numéro de février mars de Socialter, magazine étonnant qui se situe comme « magazine de l’économie nouvelle génération », illustre à propos de l’école avec brio cette forme d’expression. Il faut surfer sur une vague, et celle de l’innovation éducative n’est pas la plus mauvaise, au moment où les politiques de droite et de gauche se demandent encore comment faire avec l’école à l’ère du numérique. Le problème c’est que l’analyse ne tient pas. Patchwork, kaléidoscope, miettes, bref les qualificatifs ne manqueront pas pour montrer ligne à ligne que ces écrits ne sont que des reprises de ce qui se disait bien avant et que l’on nomme même pourtant « innovations éducatives de demain » !!! (sous titre de la couverture).
Car cela ne rebute pas le surfeur de vagues médiatiques : l’important n’est pas la solidité du contenu mais la dose d’imaginaire qu’il va pouvoir réveiller dans le grand public ou auprès de l’humain peu au fait des choses. Ah bon, on peut encore innover en éducation ? Quand je ramène mes enfants de l’école ou du collège, je n’ai pas vraiment cette impression. Mais bien plutôt d’un ensemble stable avec de temps à autres des vaguelettes de changement, mais pas de quoi surfer… Quand je me promène dans les couloirs d’un collège et d’un lycée, je vois bien tous ces élèves sagement assis, alignés, crayon à la main en prenant en note ce que l’enseignant déclare, déclame. Pas partout, certes, pas tout le temps, re-certes, mais quand même suffisamment pour me dire qu’il y a là un ancrage fort (je l’ai moi même pratiqué en tant qu’enseignant).
D’un coté la force de la nouveauté, de l’autre celle de la tradition, dans les deux cas au service du débat d’opinion et rarement de la réflexion de fond. « Creuser son sillon » c’est d’abord suivre pendant longtemps la même question quels que soient les vents. Autrement dit c’est avoir un questionnement suffisamment générique pour dépasser les phénomènes de mode et autres contingences. Mais c’est aussi savoir revisiter ce questionnement aux vents de ces tempêtes temporaires. Car si l’éphémère de ceux qui surfent sur les vagues n’est pas durable, il en sort toujours un effet sur les représentations, sur l’imaginaire, mais aussi sur l’action, qu’au quotidien, chacun mène.
« Creuser son sillon » c’est aussi accepter de temps à autres de voir passer des imitateurs, des emprunteurs. Mais c’est aussi voir apparaître les « compagnons de route » et entrer en contact avec eux. Des imitateurs on retiendra qu’une idée ne vaut que si elle est partagée. Des emprunteurs (à condition qu’ils n’oublient pas citer) on retiendra qu’ils sont des vecteurs d’amplification (scoopit, pearltrees, twitter, facebook, linkedin, par exemple), parfois même des acteurs de synthèse. Des « compagnons de route », on retiendra que l’on n’est pas seul à tenter de traverser le temps en évitant de se faire balayer par des vagues scélérates. Avec le numérique, on observe ces mécanismes depuis longtemps, mais ils se sont amplifiés avec le développement du web interactif et social. On a fait de la popularité une vertu primordiale. Il suffit de lire le nombre d’inscrits aux Moocs alors que l’on ne donne ni le taux d’abandon, ni le taux de certification, ce qui devrait être la base d’une éthique de la communication. L’importance donnée à la popularité quantitative est une des sources de ce mouvement. Les médias de flux ont bâti sur celle-ci leur image de marque. Difficile dès lors de construire une autre forme qui soit plus pérenne, qui soit plus vraie, qui soit plus au service de tous plutôt qu’au service « de ceux qui l’écoute » (Jean de la Fontaine).
A suivre et à débattre
BD

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