Socle à venir et numérique – premier épisode

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Ce billet est le premier d’une série de six qui va explorer la proposition de socle publiée en juin 2014 et qui doit être débattue à l’automne en vue de repenser le socle pour les années à venir. Devant l’échec de la mise en place du premier texte et de la loi sur le socle commun de 2006, on ose espérer que cette remise à plat sera aussi l’occasion pour l’institution scolaire de véritablement repenser sa mission et son fonctionnement.
Notre cadre de lecture est celui du numérique et de ses composantes. C’est aussi le cœur de notre travail depuis trente-cinq années, aussi bien en tant qu’enseignant, formateur ou chercheur. En lien en permanence avec les réalités scolaires, et désormais aussi universitaires (les terrains et non pas le terrain), notre travail vise donc à faire avancer la réflexion et, espérons-le, les décisions et les actions dans un domaine qui, nous semble-t-il, fait son entrée dans le monde académique de manière particulièrement hésitante, voire maladroite. Il nous semble qu’à vouloir penser le numérique sans repenser la forme scolaire aucune action ne peut avoir un effet réel en terme d’éducation. Parce qu’à partir du début des années 2000 les acteurs du numériques ont décidé de s’adresser d’abord aux premiers des éducateurs, les parents, les familles, après avoir tenté de marquer les seconds, les enseignants, ils ont réussi à inverser la proposition majeure de l’école qui était de savoir comment éduquer les jeunes au monde qui les entoure en la proposition suivante : comment faire que pour que les éducateurs et leurs institutions ne soient pas dépassées par ce mouvement culturel qui s’amorce depuis le début des années 1960 avec la généralisation de l’informatique, de la convergence et donc du numérique aujourd’hui.
Nous avons choisi dans ce premier billet une petite invitation à débattre sur chacune des parties des cinq domaines présentés en les associant à des problématiques issues du numérique. Dans les cinq billets suivants, nous reprendrons un à un chacun des domaines pour en indiquer les contours numériques. Avant d’effectuer cette première entrée, il nous semble que le texte proposé par le CSP est une sorte d’intégration des idées du B2i (élargies aux autres composantes) dans l’ensemble du socle et qu’il a été choisi d’en faire un « objet transversal ». C’est cette transversalité – la complexité chère à Edgar Morin – qui est en fait sous-jacente à ce texte que nous avons choisi de « renommer » : « socle commun du savoir-agir culturel dans un contexte numérique ».
Si l’on veut que le socle fasse sens, encore faut-il qu’il renvoie à des pratiques, des usages, qui concernent les acteurs eux-mêmes, directement ou indirectement, qu’ils en aient conscience ou non. C’est pourquoi nous avons choisi (et donc écarté) quelques illustrations pour chacun des items
Domaine 1 : les langages pour penser et communiquer
Le numérique a introduit une nouvelle médiation par rapport au réel : je regarde (et interagis avec) le monde aux travers de certaines technologies.
–    Maîtriser la langue française
Pour comprendre et interagir, il y a le langage, spécificité humaine essentielle. Avec les moyens numériques, il s’est élargi fortement du fait du potentiel multimédia offert. Si ce fut une lente progression au XXè siècle, depuis le début du troisième millénaire, cela devient une langue renouvelée et surtout accessible à tous (cf. vidéos)
–    Pratiquer des langues étrangères ou régionales
L’accès au monde offert par les moyens numériques a ouvert des brèches, déplacé les frontières, de la langue et de la culture. Chacun, de là où il est né se situe dans un contexte, et très vite il perçoit qu’il y en a d’autres, or les langages sont les moyen d’y accéder
–    Utiliser des langages scientifiques
Le rationalisme du XVIIè et le scientisme du XXè ont installé le triomphe de la science et de la technologie. Ces domaines ont construit des langages qui sont la prolongation du langage humain, mais aussi sa réduction, modélisation. Ces formalisations transforment notre perception de la réalité, encore faut-il le savoir, le percevoir et le comprendre
–    S’exprimer et communiquer
On s’étonne que la maîtrise de la langue soit indépendante de s’exprimer et communiquer. Chacun de nous vis, smartphone en main, une fusion des actes de langage au quotidien. Mais la prééminence historique de l’écrit papier qui a installé la légitimité de l’école reste difficile à remettre en question… Surtout que les langages visuels, corporels, et interactionnels ne sont jusqu’à présent que peu ou pas pris en compte dans le système scolaire.
Domaine 2 : les méthodes et outils pour apprendre
Le numérique a introduit une nouvelle médiation, à la suite de l’écrit. Celle-ci s’appuie sur des codes et des règles, provisoires, qui sont issus des évolutions technologiques (exemple du montage vidéo à l’époque du cinéma et aujourd’hui). On comprend bien ici la nécessité de s’y intéresser, mais cette approche oublie deux dimensions essentielles : celle du contexte (cf. cognition située) et de l’interaction (cf. cognition distribuée)
–    Maîtriser les techniques usuelles de l’information et de la documentation
Les CDI tentent de ses transformer en CCC (Centres de culture et de connaissance). Chacun de nous accède d’abord par l’intermédiaire du moteur de recherche à ce dont il pense avoir besoin, à tort ou à raison. Cette apparente simplification nécessite évidemment d’aller voir « plus loin », derrière la machine et ses algorithmes.
–    Maîtriser les techniques et les règles des outils numériques
L’affordance, les algorithmes, l’ergonomie, les interfaces, autant de termes, parmi d’autres qui désignent le fait que des humaines conçoivent des outils pour d’autres humains et qu’en faisant cela, ils proposent/imposent aux usagers des conduites qu’ils n’ont pas forcément choisi de manière consciente.
–    Acquérir la capacité de coopérer et de réaliser des projets
Les réseaux sociaux et leur formidable pouvoir de mobilisation, mais aussi leur formidable capacité à enfouir les messages, les personnes, les faits, mettent en évidence l’habitude d’entraide dans nos sociétés. Reproduisant le village d’en temps, mais en en changeant la forme et le fonctionnement, le numérique s’impose.
–    Organiser son travail pour l’efficacité des apprentissages
Outil de productivité d’abord, d’organisation et de rationalisation, l’informatique a imposé une apparente rigueur à l’incertain de l’humain. Rassurant, quand c’est la machine qui guide, inquiétant quand la machine se défait de son maître (cf. les effets pervers de certains logiciels de passage d’ordres en bourse), instrumentaliser la machine avant qu’elle ne le fasse pour vous est désormais essentiel pour chacun de nous.
Domaine 3 : la formation de la personne et du citoyen
Quel projet humain est possible lorsque les repères ont changé à tel point ? Les débats de 1791 à l’assemblée constituante sont-ils encore pertinents pour dire le citoyen d’aujourd’hui ? Le rapport entre l’individu et le collectif est un élément essentiel de toute vie sociale, les moyens de la construire ont changé.
–    Développer la sensibilité, la confiance en soi et le respect des autres
L’autre numérique n’existe pas physiquement, sensiblement, affectivement. Du moins pour l’instant les codes que l’on connait dans la rencontre physique n’ont pas encore trouvé leur « grammaire numérique ». Sur un forum, un réseau social, anonyme ou non, la personne n’est plus la même derrière l’écran « plat ».
–    Comprendre la règle et le droit
Avoir laissé penser que les espaces numériques étaient des lieux de non-droit est un des effets pervers de l’idée même de réseau. Réseau de résistance (cf. les guerres), réseau d’intérêts (sectes, groupes idéologiques), sont parmi d’autres, des exemples qui font croire au non droit, ou plutôt au droit du seul réseau d’appartenance, indépendamment de la société.
–    Développer le jugement
L’apparente transparence du numérique n’est qu’opacité en réalité. Encore faut-il savoir lever cette opacité. Sans le numérique, c’est l’ignorance qui prévaut avec le numérique c’est le trouble de la désinformation ou de la surinformation. Construire son jugement est non seulement une attitude mais aussi des techniques.
–    Développer le sens de l’engagement et de l’initiative
Le numérique inquiète car il supprime nombre de moyens de contrôles des initiatives. Par contre il peut aussi porter de formidables projets (croisement des envies, des initiatives, des connaissances, des compétences). Encore faut que chacun sache canaliser ses envies. Il n’y a pas moins d’engagement, il y a d’autres formes, plus difficiles à percevoir de ces engagements
Domaine 4 : l’observation et la compréhension du monde
Depuis notre naissance nous regardons le monde pour mieux le « manger ». Le numérique a rendu possible une « indigestion » du monde par saturation. Réapprendre à regarder, à écouter, dans un monde numérique qui valorise la « réputation quantitative » et qui met systématiquement en doute la « réputation qualitative » est indispensable
–    Se poser des questions et chercher des réponses
Le moteur de recherche me propose même ses questions avant que je n’ai posé la mienne ! La transmission unilatérale de l’information, élément fondamental des pédagogies traditionnelles (J. Houssaye 2014), ne peut faire face à l’environnement nouveau au risque d’une confrontation qui ne peut qu’aboutir au conflit majeur. Aborder les savoirs par le questionnement avant des aborder par l’assimilation, est désormais un « mode ordinaire » de faire qui peut se perdre vite si on laisse les algorithmes faire le travail à la place de chacun de nous
–    Expliquer, démontrer, argumenter
Accéder à l’information ne suffit évidemment pas. Le travail de l’information (qu’elle soit ou non un savoir) est devenu indispensable. Mais pas n’importe quel travaille et surtout pas celui de la soumission (admettre que).A chaque instant, au travers du numérique, justement, se révèle cette nécessité de confrontation des informations… à moins de ne s’y soumettre par le transfert de l’autorité de la chose enseignée à celle de la chose « médiatisée ».
–    Concevoir, créer, réaliser
Le droit à la réalisation et à la diffusion aussi est une des ouvertures essentielles du numérique. Remettant en cause de nombreuses activités dans ce domaine, les moyens dont chacun dispose permettent d’accéder au « droit de dire ». La variété des formes d’expression rendues possibles en particulier depuis le web 2.0 sont des vecteurs indispensables pour développer cette nouvelle forme d’être au monde
–    Comprendre et assumer ses responsabilités individuelle et collective
De la posture du spectateur à celle de l’acteur puis celle de l’auteur, une mutation est en cours. La multiplication des vidéos sur les serveurs partagés montre bien « l’envie de faire ». Mais cela se passe souvent de manière spontanée, individuelle ou collective. Se construire, passe aussi par la conscience de l’impact de ses actes ce que le numérique rend plus complexe à percevoir.
Domaine 5 : les représentations du monde et l’activité humaine
L’ensemble de l’activité de la planète est relayé depuis plus d’un siècle par des moyens de communication de plus en plus électroniques puis informatiques. Cette transformation a marqué l’ensemble de l’activité humaine individuelle et collective. Comprendre le monde suppose de le prendre en compte.
–    se situer dans l’espace et dans le temps
Accéder instantanément aux amis, à la famille d’un bout à l’autre de la planète, commander un objet en ligne, regarder des vidéos, sont des activités quotidiennes qui ont, parmi d’autres, introduit une sorte de « cinquième dimension » qui abolit ou met de côté les autres. La notion de repère dans cet environnement est essentielle, encore faut-il savoir les nommer et les utiliser.
–    comprendre les représentations du monde
L’utilisation quasi quotidienne des GPS par nombre d’adultes qui conduisent leur véhicule donne de la réalité du monde une version totalement transformée, en ayant l’impression pourtant de ne pas la subir. Parmi d’autres ce moyen transforme la perception du monde et donc la possibilité de s’en construire « SA » représentation.
–    comprendre les organisations du monde
La fluidité des échanges matériels (marchandises), d’abord, puis rematérialisés (informations), ensuite, par le numérique s’est développé à un tel point que les organisations sont de plus en plus « invisibles » (réseaux souterrains ?). Cette fluidité s’accompagne évidemment d’une inflation telle de réseaux et d’échanges qu’aujourd’hui l’étude des organisations et dispositifs impose de les prendre en compte pour les analyser et en étudier leur place dans les organisations.
–    concevoir, créer, réaliser
Eduquer c’est bien sur apprendre à « devenir constructeur du monde de demain » et non pas simple utilisateur du monde déposé par les anciens. Le numérique, de par sa place dans toutes les strates de la vie sociale, est devenu un vecteur essentiel de cette construction possible, mais pas le seul. C’est pour cela qu’il y a nécessité de situer ce que l’on construit/produit avec le numérique dans un cadre plus global, plus « humain » et donc plus complexe. A côté du numérique, il y aussi le matériel, le manuel, l’émotionnel, l’affectif et surtout l’intellect.
En guise de conclusion
Sans entrer dans un débat politique, n’oublions la dimension économique (marché, libéralisme…) et marchande dont on sait que le monde académique a bien du mal à prendre en compte. En effet l’idée d’un système d’enseignement en dehors de la société (cf. un récent billet de M Brighelli sur le site du Point (Brighelli : l’école est-elle une entreprise ? http://www.lepoint.fr/invites-du-point/jean-paul-brighelli/brighelli-l-ecole-est-elle-une-entreprise-02-08-2014-1851036_1886.php) et en particulier de sa réalité économique est, en lien avec le numérique, en train de laisser se glisser un écart entre l’école et cette société qui risque d’être irréversible si nous n’y prenons garde…  Chacun de nous, attaché qu’il est à son bien personnel, est bien souvent acteur de ce modèle économique dans la vie quotidienne, alors qu’il refuse qu’on y regarde dans un monde scolaire censé y préparer… Le socle en tentant de faire le lien entre école et société tente de répondre à cette question, mais ce n’est que le début de la réflexion…
A suivre et à débattre
BD

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