A qui faut-il donner la parole ? Qui faut-il consulter pour en savoir davantage ? Comment s’informer dans un monde qui désormais se peuple de « je », d’experts encadrés par des journalistes. Les experts des plateaux sont régulièrement mis en cause et la nature de leur expertise fait souvent question. Alors que « l’incertitude scientifique » gagne du terrain jusque dans les discours politiques, les journalistes et leurs médias sont à la recherche de certitudes, car pensent-ils, le public en est en attente. Aussi vont-ils de plus en plus donner la parole au « public ». La spectacularisation médiatique s’exprime de manière de plus en plus claire au cours de ces semaines : des journalistes (pas tous) qui instruisent un sujet en s’appuyant sur les témoignages divers exprimés sur le mode du « je » parfois accompagné d’une émotion larmoyante pour ensuite demander aux experts ou aux politiques d’entériner les impressions ou les convictions qu’eux, journalistes, se sentent légitime (plus que les autres) d’avoir. Un « téléphone sonne » de près de deux heures est souvent instructif sur ce plan, surtout lorsqu’on le met en perspective avec d’autres moments médiatiques. Et quand certains politiques ont compris cette forme, ils s’inscrivent dedans. Qu’ils soient accusés ou accusateurs, ils font avec en espérant que cela pourra leur servir après.
La tyrannie du « je » va-t-elle remplacer celle des experts ? Plus généralement doit-on donner autant d’importance à la parole d’une personne qu’on invite à témoigner de ce qu’elle vit qu’à quelqu’un qui serait considéré comme spécialiste du domaine (avec toutes les réserves que j’ai eu l’occasion d’exprimer précédemment sur le statut d’expert) ? Et entre les deux, quid de la parole journalistique et de sa force de persuasion ou de sa force de contradiction ?
Dans ce contexte il faut réfléchir, alors que nous sommes en pleine semaine de « l’éducation aux médias et de l’information à la maison » (mais avant c’était « à l’école » non ?) à la mise en scène qui nous est proposée. La déconstruction que jadis Pierre Bourdieu (https://www.youtube.com/watch?v=l8TAr8Am95g) fit de cette spectacularisation mérite d’être actualisée et en ce moment contextualisée à la situation de crise particulière que nous vivons. Dès le début de cette émission mythique, la démonstration de l’absurdité du micro-trottoir suivi d’un habile montage est éloquent. Il faut rapprocher cette émission de son petit opus « sur la télévision » (raisonsd’agir éditions 1196) suivi de cette première vidéo sur la télévision : https://youtu.be/vcc6AEpjdcY puis suivi de celle-ci https://youtu.be/I7qlfiERLJU plus précisément sur le champ journalistique, Pierre Bourdieu met en évidence les limites de l’exercice médiatique en regard de l’exercice scientifique. Même si de nombreuses critiques peuvent être apportée à ses propos, il est intéressant de s’appuyer sur ce qu’il nous propose pour en faire un cadre d’analyse de notre environnement médiatique actuel. On peut aussi faire le même travail (à l’instar de François Jost) sur la « société du spectacle » de Guy Debord. Déconstruisons la mise en scène et le montage témoignages de l’intention de ceux qui « fabriquent » les émissions.
Notre propos ici se veut situé dans le champ de l’éducation. La situation de confinement a semble-t-il déjà confirmé une augmentation significative de « consommation » des médias comme le montre le baromètre Médiamétrie pour le mois de mars 2020 (https://www.mediametrie.fr/sites/default/files/2020-03/2020%2003%2030%20Mediamat%20Mensuel%20Mars%202020_1.pdf). On parle ici de consommation de télévision, mais on ne prend pas en compte les autres consommations d’écrans en particulier Web et jeux. La période que nous vivons obligeant à restreindre l’espace physique il est logique que chacun s’empare des espaces virtuels. Les enfants sont a priori les premiers à être en face de cette réalité qui peut s’avérer difficile à vire dans la durée. Le retour de cours à l’écran de la télévision rappelle des souvenirs anciens aux plus vieux d’entre nous qui ont aperçu dans les années 1960 les écrans du CNTE (Centre National de Télé-Enseignement) ou de la RTS (Radio Télévision Scolaire) sur la seule chaîne disponible sur leurs écrans. Mais il y a beaucoup d’autres chaînes de télévision et en particulier celles d’information en continu qui sont souvent écoutées, surtout pendant cette période (doublement de leur audience selon Médiamétrie). Faire face à ces flots d’information de toutes natures et en quantité très importante va supposer au minimum un accompagnement, si l’on pense que cela peut favoriser les jeunes dans leur développement. Malheureusement le spectacle côtoie le spectacle, et même s’il est un peu différent d’une chaîne à l’autre il reste une mise en scène. L’expert (et par la suite le politique) va se trouver soumis au flot des questions du journaliste. Ces questions vont être enrichies, augmentées par les questions des auditeurs, les questions du « je ».
Construire le spectacle de la crise est une entreprise qui questionne chaque jour les professionnels des médias. Aussi, parce que leur parole prend un relief particulier, ces professionnels sont conscients du pouvoir qu’ils prennent face à ces publics, car ils orientent les débats, les organisent et on peut facilement lire en creux dans leurs propos, leurs manières de formuler et reformuler le fait qu’ils sont aussi des « JE » mais majuscule ici. Se sentir en position de force autorise à faire face aux interlocuteurs et surtout à tenter de les intégrer dans leur mode de pensée. On sait bien que les médias ne sont pas neutres et qu’ils ont des lignes éditoriales, mais sont-elles lisibles par le spectateur, l’auditeur, le lecteur ? En organisant massivement la prise de parole du public, ils ajoutent à leur mode de fonctionnement une partie de ce que l’on trouve dans les Réseaux Sociaux Numériques : les récits individuels, les récits personnels. Loin de dénigrer ces récits, il faut cependant interroger ce que ce type de fonctionnement fait émerger : des prises de paroles rituelles (on retrouve régulièrement les discours formatés de sources variées), des prises de parole émotionnelles sur une situation singulière vécue, des témoignages rarement vérifiables et parfois transformés. Bref une information peu exploitable, d’autant plus qu’un tri est exercé en amont des prises de parole publiques. En face de la parole des « experts » on sent bien les tensions qui émergent progressivement dans la définition même du métier de professionnel de l’information.
Y a-t-il une dictature journalistique ? En ces périodes de confinement ces métiers sont en première ligne, ils le savent. Leur crédibilité s’appuie d’une part sur la référence à des sachants et d’autres par sur l’appel au fameux « terrain ». On voit donc se multiplier les témoignages qui ont pour objectif d’émotionnaliser la situation et donc de faire spectacle. C’est alors qu’il faut tenter de construire des outils personnels pour éviter d’être manipulé par ce spectacle. C’est le travail éducatif que devraient en ce moment faire la plupart des médias : se partager entre le spectacle et la relecture du spectacle par ceux qui le construisent et de manière publique. Appeler les politiques à la transparence ne peut se faire sans que ceux qui font cet appel jouent dans le même périmètre de transparence. Or il semble que nous en soyons loin. Le biais de confirmation est trop souvent le cadre de base des émissions que nous pouvons entendre : commencer les questions par « ne pensez-vous pas que » en est le symbole.
On peut lire, à propose de l’incertitude avec grand intérêt ce texte d’Edgar Morin qui est à rapprocher du propos d’Hartmut Rosa sur l’indisponibilité : https://lejournal.cnrs.fr/articles/edgar-morin-nous-devons-vivre-avec-lincertitude