La transformation des pratiques pédagogiques par le numérique : un mythe à faire évoluer à l’occasion des EGN.

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Il y a bien longtemps que les promoteurs du numériques tendent à affirmer que leur entrée dans la classe va transformer les pratiques des enseignants, les pratiques pédagogiques. Tant qu’on n’a pas défini ce que l’on désigne ainsi, cela ne fait de mal à personne de faire ce genre de déclaration. Par contre si l’on demande à ceux qui l’affirment ce qu’ils mettent derrière cette expression, il est bien rare que l’on ait une réponse « opérationnelle »… Ce discours récurrent que l’on voit transparaître dans les auditions menées par B Studer à l’Assemblée Nationale tout comme il y a quarante ans avec les plan Informatique Pour Tous, doit être critiqué sans a priori. Le projet des Territoires Numériques Educatifs, lancé par le ministère au moment de la préparation des EGN, dont on a quand même du mal à identifier l’origine, l’intention réelle, donne lieu à des actions et des propositions qu’il convient d’examiner, tant il semble une tentative de double réponse : d’une part à la question des inégalités territoriales, d’autre part à la manière de déployer le numérique de façon à ce qu’il soit efficace, en particulier sur le plan pédagogique. Pour ce faire examinons le discours officiel en analysant plusieurs passages.

La page du site du ministère consacré à l’opération « Territoires Numériques Educatifs » comporte des affirmations, des ambitions et autres modalités de mise en œuvre. On peut lire cela ici :
https://www.education.gouv.fr/les-territoires-numeriques-educatifs-306176 Encore faut-il essayer d’analyser et de faire des hypothèses sur ce qui est sous-jacent.

Quelques extraits significatifs de la page, ainsi qu’une brève analyse de ceux-ci, vont nous permettre de tenter de repérer la vision qui porte cette démarche qui se veut expérimentale.

1 -Sur le plan des ambitions, il est écrit : « un dispositif d’équipement et de formation adapté aux besoins et aux contextes locaux est ainsi déployé, afin d’en mesurer les effets sur les pratiques pédagogiques et sur la capacité de résilience de l’École en cas de crise, et au-delà sur les améliorations possibles pour le système éducatif. »

La première question est de savoir la manière dont s’évaluent les besoins et contextes locaux auquel il est fait allusion : analyse du contexte socio-économique, appel à projets auprès des équipes, définition a priori de zones privilégiées. Pour pouvoir en évaluer les effets sur les pratiques pédagogiques, quels sont les repères utilisés (qu’est-ce qu’une pratique pédagogique ?) ? si on parle d’améliorations possibles a-t-on défini au préalable lesquelles il faudrait faire évoluer ou alors attend-on des retours qu’ils nous les suggèrent ?

2 pour ce qui est des souhaits : « mesurer la plus-value, en particulier en matière d’hybridation des pratiques pédagogiques, d’en estimer les forces et les faiblesses pour envisager les conditions d’un éventuel déploiement national. Il fera l’objet d’une évaluation. »
On retrouve ici le vieux refrain de la plus-value. Ceux qui œuvrent au quotidien dans les classes connaissent les dimensions multifactorielles qui influent sur l’école. Encore faut-il définir les contours de cette plus-value : ici les résultats scolaires, le bien être des acteurs, l’organisation scolaire…. N’y a-t-il pas derrière cette affirmation une sorte de mythe de l’hybridation qui vient petit à petit se substituer au mythe de l’évolution des pratiques pédagogiques ? L’idée même de déploiement national est révélatrice de l’esprit centralisateur que ce genre de propos exprime. Ainsi un modèle unique pour tous les contextes serait contraire même avec l’idée énoncée précédemment de s’appuyer sur les contextes locaux.

3 – Le projet « Territoires numériques éducatifs » repose sur huit mesures coordonnées, en faveur de l’enseignement public et de l’enseignement privé sous contrat :

 » Former tous les professeurs à l’hybridation de l’enseignement et des apprentissages
Former les parents volontaires aux enjeux du numérique éducatif
Mettre à disposition des professeurs un bouquet de services et de ressources en ligne via une plateforme
Assurer un socle minimal d’équipement numérique pour les écoles élémentaires (2 700 classes)
Équiper chaque classe (premier et second degrés) d’un kit d’enseignement hybride (15 000 classes)
Permettre l’équipement des élèves des classes élémentaires en état de fracture numérique sous forme de prêt (15 000 élèves)
Équiper les nouveaux professeurs du premier et du second degré (1 000 nouveaux professeurs)
Évaluer le dispositif, en en mesurant la pertinence et l’efficience »

Contrairement à ce qui est écrit comme intention plus haut dans le texte on s’étonne de l’absence d’analyse des besoins locaux préalable à toute mesure qui se veut généralisante. A moins que la volonté politique sous-jacente soit « égalitariste ». Cinq items concernent l’équipement (matériel, logiciel ressources), deux sur la formation et un sur l’évaluation. Si l’on remarque ce dernier item (c’est la moindre des choses que d’anticiper l’évaluation d’un projet) on peut s’interroger sur la seule recherche de pertinence et d’efficacité, à moins que pertinence reprenne la proposition précédente de force et faiblesses, et que l’efficacité soit précisément définie et qu’on dise ce qu’on attend de ces mesures. Pour ce qui est de la formation, on oublie de parler de l’accompagnement des équipes, de l’analyse de leurs besoins locaux, et on limite l’offre aux parents volontaires. Il semble que sur un territoire il serait bon d’aller aussi vers les acteurs de terrain hors l’école, les associations qui œuvrent en direct auprès des populations et en particulier des parents qui justement ne sont que très rarement en contact avec l’école.

4 – « Les impacts attendus relèvent avant tout de l’efficacité de l’enseignement et des apprentissages.

– obtenir un effet transformant des pratiques d’enseignement des professeurs
– obtenir un effet transformant des stratégies d’apprentissage des élèves
– garantir la continuité pédagogique en cas de rupture des enseignements en présentiel
– contribuer à la résilience du système éducatif en cas de crise
– évaluer la pertinence et la faisabilité d’une extension de l’expérimentation à d’autres territoires, voire sa généralisation à l’échelle du pays tout entier. »

Plutôt que d’écrire nous cherchons à mesurer les conséquences ou encore les effets de mesurer sur l’enseignement à l’apprentissage, on utilise le terme impact. Or ce terme est à connotation militaire comme le signalait Pierre Moeglin lors d’une soutenance de thèse. On peut donc y lire la volonté descendante sous-jacente aux mesures prises. On trouve aussi dans ces lignes les objets de l’évaluation évoquée plus haut. Outre le choix des mots clés (résiliences, stratégies) qui ne s’appuie sur aucune précision/explicitation (un lien vers des textes d’appui par exemple), on retrouve les mythes qui circulent à propos du numérique sur les transformations dans l’enseignement et l’apprentissage et on s’interroge pour savoir si l’équipement (4 items sur 7 voir ci-dessus) ne porte pas, dans l’imaginaire des décideurs la représentation symbolique de la transformation : il faut un objet visible et montrable et l’appareil numérique en est un.

En conclusion, nous n’avons pas avancé sur ce que sont les usages ou les pratiques pédagogiques pas plus que sur les stratégies d’apprentissage des élèves. Alors qu’une analyse des travaux publiés depuis cinquante années sur ces questions aurait permis d’éclairer le débat, les responsables de cet évènement semble les ignorer ou les mettre de côté en espérant découvrir des pépites dans une expérimentation envoyée d’en haut et en lien avec des Etats Généraux du Numérique dont l’idée initiale est bien la même : quoi de neuf dans le ciel pédagogique, dans la vie au sein de la classe ? Que sont devenirs les conseils de l’innovation mis en place puis supprimés ? Que sont devenus le CNESCO et autres structures qui servaient justement à donner des regards indépendants sur le système scolaire ? Il est grand temps de revenir aux fondamentaux des sciences de l’éducation : Jean Houssaye a publié plusieurs ouvrages sur ces « pédagogues » qui ont traversé l’histoire, Philippe Meirieu sur son blog nous met à disposition de nombreuses ressources : messieurs les décideurs, avant de lancer des idées de grandes transformations, regardez ce qui a été fait, interrogez des spécialistes comme Françoise Cros. Relisez tous ces pédagogues qui ont tenté des pratiques différentes, tous ces chercheurs qui ont essayé de comprendre ce qui se passe, relisez aussi Monica Gather Thurler, Philippe Perrenoud, Jean Pierre Astolfi, Britt Mari Barth etc…. Alors vous verrez que l’on peut articuler numérique et pédagogie, à condition de penser d’abord pédagogie et non pas équipement numérique !

 

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