Les écrans sont de plus en plus brouillés ?

 

Deux documentaires diffusés sur Arte récemment (« Dormir à tout prix » et « Générations écrans ») viennent alimenter le débat dont nous avons récemment parlé à propos du livre de M Poirel (« Votre enfant devant les écrans : ne paniquez pas, Ce que disent vraiment les neurosciences », De Boeck 2020) sur le discours devenu ordinaire sur la nocivité des écrans. Or une écoute attentive de ces deux documentaires ne peut nous laisser passer ces messages sans les questionner, les critiques. En effet on s’aperçoit que la scénarisation de ces documentaires et le montage reposent sur une accroche angoissante sur la nocivité des écrans au début du film mais qui au fur et à mesure du discours s’estompe pour soit élargir le propos, soit le nuancer parfois largement. Pour le dire autrement ces réalisateurs s’empressent de vendre du bruit médiatique autour des Z’écrans en s’appuyant sur la fameux « que dit la science » et de préférence les neurosciences. Dans le documentaire consacré à Générations écrans, on s’étonne de voir surgir à la toute fin du récit, deux propos qui nuancent voire invalide le début : d’une part on ne peut rien prouver, d’autre part, il peut aussi y avoir des côtés positifs… Le même laboratoire de recherche (Genève) est instrumentalisé à propos des deux thèses. Et bien sûr l’inévitable « Serge Tisseron » est convoqué pour appeler son fameux 3-6-9-12… conseil aux parents, relayé par le journal Télérama ensuite.

Deux constats : d’une part la rhétorique utilisée ainsi que l’ordre du discours est manipulatoire, d’autre part la rigueur critique d’analyse laisse sous silence les nombreuses contradictions préférant quelques « démonstrations spectaculaire » de préférence aux USA et en oubliant les contextes réels dans lesquels il conviendrait d’étudier ces questions. La méthode employée semble être, au départ une instruction à charge. On désigne un coupable, dans le cas présent les écrans, qui va faire l’objet de l’accroche. Ensuite on va interroger des scientifiques qui travaillent de préférence sur le cerveau et en laboratoire. On convoquera parfois un psychanalyste, rarement une autre spécialité scientifique du champ des sciences humaines et sociales. On montrera bien sûr de magnifiques images d’IRM qui vont nous montrer des localisations de fonctions et on va ajouter un commentaire qui va frapper particulièrement le spectateur, ici la zone de la récompense, par exemple. De plus on pourra même montrer des expériences de laboratoires, certaines même avec des souris pour remplacer des enfants. Bien sûr on va aussi induire l’idée de causalité, sans se soucier de parler de corrélation voir de liens possibles… Bref le spectacle de la science mise en scène au service d’un discours « ambiant ».

Ce qui est intéressant c’est que dans le cas de ces deux documentaires on s’aperçoit que plus on va vers la fin du film plus on va rétropédaler. Ainsi dans « Dormir à tout prix » on s’aperçoit que les écrans signalés au départ ne sont qu’un des éléments bien plus nombreux qu’on ne le pressent au début comme perturbateur du sommeil. Au fur et à mesure du documentaire on liste les nombreuses autres causes qui sont autant d’éléments qui, mis en système, amènent à penser que les écrans du début ne sont vraiment les réels perturbateurs et en tout cas pas les plus importants. Les rythmes de la vie quotidienne et les formes de l’activité professionnelle ont largement contribué à transformer la capacité à « bien dormir ». Dans le documentaire « Générations écrans », la même chercheuse Suisse dont le réalisateur a extrait une citation (pas plus de dix secondes) en début d’émission va, en fin d’émission porter une nuance très importante (pas plus de dix secondes non plus) à ce qu’on a retenu de son propos en début de document : finalement le jeu vidéo peut aussi développer des capacités attentionnelles particulières bien supérieures à celles de personnes qui ne jouent pas. Un autre procédé étonnant consiste à décontextualiser l’objet cible, hormis pour renforcer la mise en cause. On le voit aussi bien dans les analyses de départ pour lesquelles il n’est pas fait allusion et pas évoqué la place des parents, de la fratrie, des conditions de vie Etc.…, que dans l’exemple d’une famille américaine dont la vie ordinaire, telle qu’elle nous est montrée, ne correspond pas vraiment aux habitudes sociales d’autres pays et d’autres familles.

Et surtout ce qui est étonnant dans ces deux documentaires et en particulier celui sur les écrans, c’est l’absence d’analyse sur la logique marchande, économique, sous-jacente. Il n’est pas non plus évoqué le champ du marketing et de la publicité comme pourvoyeurs de contenus à risques. Un appel à la théorie du flow (équilibre entre angoisse et ennui) aurait permis d’apporter un regard complémentaire pour comprendre les théories de captation de l’attention (captologie). Nous avons d’ailleurs découvert dans ce document des choses déclarées comme nouvelles et nord-américaines en 2018, alors que nous les avons observées en 2013 dans un labo de recherche au Mexique. Il est très dommage que de tels propos soient organisés et diffusés sans débat contradictoire.

La critique des écrans est une mode et la période récente du confinement a permis de voir qu’elle pouvait aussi être positive. Mais bien sûr, et là convocation de Serge Tisseron n’est pas un hasard (lisons ses travaux et l’équilibre qu’il prône, il est aussi un spécialiste de la résilience), finalement on peut s’en sortir… et là encore on développe un discours d’interdiction alors qu’on attendrait un discours d’éducation. Mais il semble que nombre de réalisateurs de documentaires ne s’intéressent pas à ce volet finalement essentiel de l’avenir de notre société et que l’on abandonne trop souvent au marché, à la publicité, à une idéologie libérale individualiste. Comme on tente de réguler à coup d’interdits ces situations mal ou pas analysées sur le fond, on s’aperçoit que ce qui manque c’est bien de savoir ce qu’éduquer veut dire !!!

1 Commentaire

    • Nicolas sur 20 octobre 2020 à 09:11
    • Répondre

    Bonjour,

    Je suis diplômé en sciences de l’éducation et travaille en milieu socio-éducatif. Il y a peu de temps j’ai créé des interventions sur la question de l’éducation et du numérique, un axe souvent éludé au profit des neurosciences et des doctrines inquisitrices qui provoquent des injonctions contradictoires et qui déstabilisent les familles. La réalité de la présence toujours plus grande des écrans et percutée de plein fouet ces convictions qui donnent aux parents le sentiment d’être impuissants et les décrédibilisent dans leur éducation. Découvrir un discours qui replace l’éducation au coeur du questionnement est encourageant. Merci.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.