Écrans et responsabilité globale

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Le journal le Monde publie cette tribune en ce mois de décembre 2021 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/10/la-surexposition-des-enfants-aux-ecrans-pourrait-etre-le-mal-du-siecle_6105445_3232.html En parlant de mal du siècle, les auteurs et signataires de ce texte agitent l’idée d’un « grand remplacement » à venir. Le problème de cette analyse c’est qu’elle n’est pas vraiment nouvelle. Il suffit de revenir en 1955 pour lire ce document issu de la même source, le journal le Monde https://www.lemonde.fr/archives/article/1955/10/25/le-7e-congres-pour-la-sauvegarde-de-l-enfance-preconise-la-creation-d-urgence-d-une-ecole-des-parents_1937648_1819218.html qui préconise une école des parents et qui analyse les méfaits de l’environnement educatif familial comme un danger pour l’avenir… Ce congrès présente une approche lus systémique de la question de la parentalité : « Le sujet est immense. Il touche la première enfance, la scolarité, la formation professionnelle, les activités de loisirs comme le cinéma, la presse, la radio et la télévision. Il ne peut négliger non plus l’alcoolisme, le logement, l’éducation sanitaire et sportive. ». La télévision figure ici en bonne place :  » [on] voit seulement dans ce genre de loisirs à domicile un danger pour les activités de plein air. ». L’un des intervenants, M. Blin déclare ainsi que « il faut s’adapter aux techniques nouvelles, faute de quoi elles agiront sans contrôle. Ne faites pas le contrôle de la radio avant d’avoir fait celui de vos propres enfants.  »

Quelques années plus tard (1960), le monde politique repose la question : https://www.lemonde.fr/archives/article/1960/11/09/deux-journees-d-etudes-sur-la-television-et-l-enfant_2094393_1819218.html On retrouve dans ce compte rendu des deux journées sur la télévision et l’enfant des propos qui seraient aisément repris par les signataires de cette récente tribune. Ainsi on peut lire : « incontestablement la télévision constitue un danger réel pour l’enfant, plus en définitive sur le plan psychologique et moral que sur le plan physiologique. ». En 1988 la thématique s’élargit aux écrans (article non signé) : https://www.lemonde.fr/archives/article/1988/12/30/television-enfants-ecrans-violences_4125708_1819218.html On y lit : « Le danger pour l’enfant réside dans le fait qu’il n’existe aucune distance de son regard à l’écran, comme du proche de l’écran au lointain de l’écran, d’où la violence d’impact de l’image. » Sans évoquer explicitement les nouveaux écrans, qui émergent seulement à cette époque, L’auteur soulève plus globalement la question du rapport au « réel de l’écran » et son impact sur le « réel de le vie ».

En 1989, la polémique rebondit dans cet article qui s’appuie sur les propos d’un universitaire : »La télévision, opium des enfants? » https://www.lemonde.fr/archives/article/1989/04/02/la-television-opium-des-enfants_4106161_1819218.html. Le titre, évocateur d’un autre texte sur « la religion comme opium du peuple » (à partir de Karl Marx), vise à créer un espace de débat renouvelé, comme celui proposé pour la religion. Télévision, famille, école se trouvent mis en confrontation, les ordinateurs n’ont pas encore droit de cité dans ces interrogations (pourtant le plan IPT était en place depuis déjà quatre années)…. Ici le débat permet de poser les bornes du terrain entre les téléphobes et les téléphiles… Ces propos viennent camper de plus en plus précisément les questions récurrentes autour d’une problématique éducative très actuelle comme le montre le texte qui initie ce billet.

De manière récurrente depuis 1960 jusqu’à aujourd’hui, écrans et enfance/jeunesse sont un couple maudit. La multiplication des écrits à ce sujet en est l’illustration. L’académie des sciences avait situé le problème dans deux avis, le premier en 2013, le second en avril 2019. Toutefois des voix divergentes se font entendre, mais avec des approches assez diverses : de ceux qui pensent la technologie triomphante à ceux qui analysant les comportements des jeunes tendent à relativiser les profils spectaculaires observés par certains professionnels en regard de la grande majorité de la population. La crise sanitaire a bien sûr aussi son effet sur ces raisonnements, puisque ce sont « les écrans » connectés qui ont, en partie, sauvé une grande partie de la population dans ses activités quotidiennes.

Là où ces propos trouvent leurs limites, c’est que, hormis de manière ponctuelle, on déplore pour les enfants des dangers que nous adultes avons fabriqué pour eux et dont nous avons souvent les mêmes symptômes. Arrêtons de nous apitoyer sur l’avenir incertain de nos enfants alors que le présent de vie des adultes face aux écrans pose réellement problème (prenez les transports en commun, vous comprendrez…). Dans l’accompagnement que nous faisons de plusieurs milieux éducatifs, nous recommandons d’analyser les comportements des adultes en priorité avant d’aborder la question des jeunes. En effet nous avons trop souvent observé tout au long des années passées cette sorte de mise à distance de la jeunesse par des adultes qui ne sont pas suffisamment conscients de ce que leurs attitudes leur enseignent. Les éducateurs n’apprécient pas toujours cette analyse car elle les renvoie à une hypothétique faiblesse qui serait alors génératrice de dysfonctionnements chez les jeunes.

L’exemple des élus est assez intéressant à ce sujet. Le député Studer présente, depuis le début novembre, une « Proposition de loi visant à encourager l’usage du contrôle parental sur certains équipements et services vendus en France et permettant d’accéder à Internet » (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b4646_proposition-loi#) Cette proposition pose deux problèmes : d’une part celui de la posture des adultes que présuppose une telle loi, d’autre part celle de la délégation à la technique d’une décision éducative. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer à plusieurs reprises l’idée que des parents seraient irresponsables et qu’il faut suppléer à leur carence éducative. Certes la parentalité à évolué au cours des années, mais l’organisation sociale et économique aussi. On souffle le chaud avec un premier ministre qui prône le numérique et le froid d’un député qui veut en freiner certains usages. Nous sommes dans une situation paradoxale et ne savons comment la dépasser. Nous demandons aux adultes de développer leurs compétences numériques pour une société concurrentiel (et on insiste aussi pour les jeunes) et dans le même temps on veut en freiner les usages en se basant sur des arguments de santé publique.

On pourrait continuer et augmenter le nombre de références sur cette question. Il faut pourtant situer, contextualiser les choses. La pression sociale est forte. Les acteurs économiques sont encore davantage dans le paradoxe : ils veulent développer leurs affaires tout en sachant que certaines sont très nocives ou sont susceptibles de le devenir. Regardez les publicités à la télévision ou sur le web pour les jeux vidéos en cette période de Noël et vous comprendrez facilement le sens de ce propos. Dans le même temps les parents, la parentalité sont questionnés dans la manière de situer le numérique dans la vie quotidienne. Or dans la vie professionnelle, sociale, administrative, l’informatique est devenue un point de passage oblié, et pour l’instant, la grande majorité des usages passent par des écrans… Se pose alors la question majeure d’une « écologie de l’esprit » chère à Gregory Bateson, qu’il conviendrait d’actualiser en prenant en compte aussi l’idée de « l’économie de l’esprit » qui vient percuter la première.

Que s’est-il passé depuis toutes ces années de prophéties variées pour ou contre les écrans ? Une réflexion qui, majoritairement tourne sans se préoccuper des questions posées antérieurement. Une sorte d’amnésie qui serait portée actuellement par le mouvement perpétuel de notre société et l’idéologie d’une progression permanente qui résoudrait les problèmes posés par les découvertes précédentes (de nombreux exemples illustrent cela). Si, dès l’origine, les écrans ont été mis à l’encan, c’est qu’ils présentent plusieurs aspects préoccupants dont le principal est de « détourner » l’esprit de celui ou celle qui les regarde de ce que certains voudraient leur montrer, voire leur imposer. D’où la censure, l’autoritarisme, les procédés techniques de contrôle plutôt que l’éducation. Mais cette dernière ne peut se faire que dans une société apaisée et soucieuse du bien commun et surtout qui a réduit les inégalités à leur point le plus faible (ne nous y trompons pas, les faire totalement disparaître relève de la propagande).

Derrière les écrans se cachent donc de nombreux impensés que nous ne voulons pas vraiment voir. Alors nous sommes tentés de rester à leur surface, le plus souvent plate… A ne désigner que les seuls écrans comme coupables des dérives de l’humain en développement, on risque de laisser passer d’autres dérives qu’il est trop confortable de laisser de côté… La complexité ne fait pas vraiment vendre… Il y a pourtant des initiatives qui semblent intéressantes… https://www.numeriqueavectous.fr/ espérons qu’elles permettront d’aider à lever les zones d’ombre.

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